# Organoesis ###### tags: `Organoesis` # Supersociété Est-il encore judicieux de parier sur la liberté ? Chiara Giaccardi Mauro Magatti [TOC] Index ## Introduction Prologue : Être un ego Première partie. Au-delà de la société liquide, vers la supersociété 1. Individualisation et totalisation. L'héritage polarisé de la modernité liquide 2. Entropie, anthropie, choc 3. Pandémie, durabilité, numérisation : l'avènement de la supersociété 4. L'homme neuronal : quelle adaptation à la supersociété ? 5. Verticalisation, autoritarisme, démocratie. L'Est et l'Ouest à l'épreuve de la supersociété Intermezzo : Être un code Deuxième partie : est-il encore judicieux de parier sur la liberté ? 6. **Complexité et intelligence vivante dans la supersociété** 7. Éducation, individuation, co-individuation 8. Les organisations en tant que laboratoires de connaissances 9. Territoires d'apprentissage contributifs Epilogue : Être un nom ## Cap. 6. Complexité et intelligence vivante dans la supersociété ### La liberté à l'heure de la supersociété 1. La liberté a toujours un caractère indiscipliné, brutal, dissociatif. Et donc controversée, d'autant plus dans une époque entropique comme celle dans laquelle nous sommes entrés. En réalité, la liberté est la brèche par laquelle passe la vie dans sa force irréductible de régénération. Et pour irrépressible qu'elle soit - du moins tant que l'être humain continue d'exister -, elle est toujours sous la menace d'être livrée aux mains d'un groupe social qui prétend en disposer : famille, église, parti, entreprise, État, etc. C'est pourquoi les vicissitudes de la liberté sont si tourmentées, dans une oscillation continue entre des poussées anarchiques et ordonnatrices. D'un autre côté, sans liberté, même un monde parfait, où tout fonctionne sans entrave, serait inhumain. Et peut-être ressemblerait-il plus à l'enfer qu'au paradis. La recherche d'un équilibre entre le moi et la société doit toujours être renouvelée. Et cela vaut d'autant plus pour cette grande aventure qu'est l'Occident où, malgré tous les échecs, c'est précisément le nœud fondamental autour duquel se sont construits des mondes sociaux capables de réaliser une vie bonne. La liberté est une relation. Et son affirmation, dans la logique individualiste associée au développement industriel, a conduit à une croissance des échanges et des connexions, avec une extraordinaire augmentation de la complexité, mais aussi de l'augmentation conséquente de l'entropie et de l'anthropie. Aujourd'hui, nous sommes confrontés à une nouvelle bifurcation : sans une compréhension plus profonde du lien entre individualisation et totalisation, les défis de l'anthropocène, portés par les deux moteurs que sont la durabilité et la numérisation, pousseront à une régulation plus rigide du comportement individuel et à un nouveau déséquilibre redoutable en faveur du pôle (super)sociétal. La théorie des systèmes vivants nous apprend qu'aux points de bifurcation, des niveaux d'ordre plus avancés ont tendance à émerger. Mais cela se produit dans des conditions de grande instabilité et donc avec un élément de grande indétermination. Nous ne savons ni comment, ni quand, ni dans quelle direction se produira le nouveau saut évolutif exigé par la situation actuelle. D'autant plus que sont en jeu les imaginaires de l'humain qui tournent autour de l'ego neuronal et les imaginaires politico-institutionnels qui renouvellent le défi entre démocratie et autocratie. Le chemin à parcourir est lié à une question fondamentale : est-il encore sensé, dans le monde qui se forme sous nos yeux, de parier sur la liberté ? Peut-on encore compter sur les réalités fragiles de la conscience, de la raison, de l'intelligence ? Est-il concevable aujourd'hui que la liberté soit le cadeau que l'Occident peut apporter à l'avenir de la planète ? 2. La réaction énergique à la pandémie a suivi le même scénario que les deux chocs mondiaux précédents. En 2001, la situation d'urgence a nécessité un renforcement de la sécurité, avec le resserrement des procédures de contrôle de la mobilité des personnes, notamment dans les plateformes internationales. En 2008, la crise financière a conduit à l'introduction de contraintes plus strictes en matière de prêts. Avec l'urgence sanitaire, les interventions ont directement touché la vie quotidienne : confinement, masques, éloignement, vaccinations, laissez-passer verts, restrictions d'accès aux lieux publics, y compris au travail et à l'éducation, et bien d'autres choses encore qui nous sont désormais familières. Face à l'augmentation exponentielle de la complexité et aux problèmes entropiques et anthropiques qui secouent notre époque, la verticalisation et la centralisation apparaissent comme des remèdes nécessaires et effectueux. Il est difficile d'envisager un retour en arrière. Pour faire face aux énormes problèmes que nous ne pouvons plus ignorer (à commencer par le réchauffement climatique), nous devons intensifier et améliorer notre capacité à collecter et à traiter l'information, accélérer l'innovation, accroître l'efficience globale des systèmes, élever le niveau de contrôle et de réglementation, et modifier les comportements dysfonctionnels des individus et des entreprises. Tout cela en partant du principe qu'il est possible de devenir durable, également grâce à la numérisation, en renforçant l'élan vers la rationalité instrumentale et le contrôle qui en découle. Un chemin qui n'est pas affirmé sous la forme d'une imposition totalitaire, mais plutôt d'une nécessité progressive, une simple somme de nombreuses micro-solutions unies par la logique de l'urgence et de l'exonération, dans le cadre d'une réglementation de plus en plus envahissante. Après des décennies de renoncement programmatique à s'appuyer sur les ressources morales et le capital social, jugés trop fragiles et peu fiables, il est désormais considéré comme acquis que les citoyens ordinaires, les réseaux sociaux locaux, les initiatives entrepreneuriales et associatives sont incapables de contribuer de manière significative à la résolution des problèmes les plus urgents. Et que, au contraire, ces initiatives ne sont souvent qu'une entrave au fonctionnement du système. Le risque est que la durabilité et la numérisation se combinent pour augmenter le dosage de la drogue qui intoxique déjà la vie sociale contemporaine (un mélange de régulation institutionnelle et technologique), en renforçant le contrôle et en limitant davantage la raison à un simple calcul. Une voie qui continue dans le sens d'une infantilisation de l'humain, délesté et privé de toute responsabilité dans la construction des conditions d'une vie bonne. Dans la supersociété, plus personne n'est responsable car on pense que ce sont les systèmes experts (et leurs procédures associées) qui sont seuls capables de prendre les bonnes et les meilleures décisions. Procéder de la sorte est très dangereux. Pour au moins deux raisons. La première est que, comme le montre l'histoire très compliquée de la pandémie, les sociétés contemporaines souffraient d'un grave défaut cognitif puisqu'elles ne sont manifestement pas préparées à faire face aux effects secondaires qu'elles produisent. Comment tirer profit du nouvel environnement technologique tout en évitant le risque d'une fermeture autoréférentielle du système social, réfractaire à affronter sérieusement la complexité entropique et anthropique de la vie contemporaine ? La seconde est qu'un modèle réglementaire de plus en plus exigeant tend à augmenter le nombre de ceux qui ne peuvent pas faire face et à aggraver la fatigue de tous. Dans un monde déjà traversé par des inégalités croissantes, le sentiment d'inadéquation et d'impuissance se répand dans de nombreux groupes sociaux, rendant la vie sociale encore plus compulsive, et donc barbare : dénuée de toute dimension spirituelle. Et pour cette raison, elle est exposée à une dangereuse oscillation entre technocratie et autocratie (fondée sur des communautarismes à base religieuse, ethnique, territoriale, etc.), comme une réaction viscérale à la dissociation et à la dépersonnalisation croissantes dans tous les domaines de la vie, dans toutes les parties du monde. Avec le covid, le populisme est à l'arrêt. Face à la complexité de la crise pandémique, l'inadéquation des leaders populistes est devenue évidente. C'est une chose de lancer des slogans, c'en est une autre de gouverner des systèmes complexes. Cependant, ce serait une erreur de penser que le phénomène est arrivé à son terme. Il existe en effet de grandes poches de malaise, d'où partent des signaux inquiétants : des groupes extrémistes qui se réfèrent à d'anciens slogans nazis à la résurgence de l'antisémitisme, de la violence de certaines franges "no vax", imperméables à tout argument rationnel, aux groupes de jeunes de plus en plus exposés à la violence. Tout cela nous mène au cœur de notre époque : la supersociété présente des dynamiques et des problèmes sans précédent que nous devrons essayer de déchiffrer et de démêler petit à petit. Les problèmes entropiques à l'échelle mondiale s'entremêlent avec les déséquilibres démographiques, l'implosion du désir et les nouveaux imaginaires de l'humain augmenté. Nous avons besoin de la technologie pour résoudre des problèmes de plus en plus complexes, mais celle-ci pousse à une verticalisation qui non seulement pose des problèmes pour la démocratie, mais risque aussi d'exacerber les inégalités et l'exclusion. Le résultat est la création de vastes réservoirs de ressentiment d'où émanent de fortes pulsions anti-systémiques. Sans compter que si le thème est la suprématie technique, on ne peut exclure de fortes tensions géopolitiques, qui peuvent conduire à de nouveaux conflits. Dans tout cela, que peut apporter la liberté ? Et surtout, quelle liberté ? ### Le nœud du dualisme 3. L'ordre social implique toujours un épistème, c'est-à-dire un ensemble d'hypothèses et de logiques implicites qui orientent la connaissance et lui donnent forme. Ou, selon les mots de Michel Foucault, " le dispositif stratégique qui permet de sélectionner parmi toutes les énonciations possibles celles qui peuvent être acceptées dans un champ de scientificité, de sorte que l'on puisse dire : ceci est vrai et ceci est faux " [Foucault 2006:159]. Tout épistème implique une interprétation partielle et unilatérale de la réalité, qui vise néanmoins à se présenter comme universelle. S'il ne reconnaît pas sa propre limite et s'absolutise, tout point de vue glisse inévitablement vers la mystification "puisqu'il sépare la pensée du reste de l'activité ; mais cette opération d'abstraction et cette falsification sont inévitables : tout point de vue est faux", comme l'a soutenu de manière provocante Paul Valéry. D'autres logiques, pratiques, histoires, traditions, voix dissonantes restent invisibles et délégitimées, constituant en même temps un potentiel perturbateur qui peut ébranler la stabilité de l'ordre donné et rendre ainsi le changement possible. C'est pourquoi tout équilibre, tout ordre social est "métastable", en ce sens qu'il recèle toujours un potentiel supplémentaire au-delà de ce qui a déjà été réalisé, qui pousse à l'expansion des formes existantes et devient une énergie de changement. Comme l'a écrit Georg Simmel, "c'est la vie elle-même qui dissout les formes de l'intérieur". L'épistémè qui a dominé en Occident depuis la modernité, et qui a soutenu cette idée de souveraineté (politique, économique et individuelle) est basée sur une vision instrumentale de la raison. (définie en fonction de la capacité à atteindre une fin donnée), sur une vision substantialiste de la réalité (en tant que synthèse accomplie de la matière et de la forme) et sur une capacité d'abstraction (de ab-trahere, séparer, extraire) qui a énormément renforcé le pouvoir d'action de l'humanité. La séparation sujet/objet est autant une condition de la connaissance scientifique rigoureuse que de la capacité technique d'intervenir sur la réalité - qui devient, précisément, un objet à portée de main. Dans la mesure où il est séparable de la réalité, du contexte, des relations, voire de la nature elle-même, le sujet (individuel ou collectif) peut intervenir sur le contexte environnant (considéré comme "autre que lui") dans la seule limite de sa capacité et de sa volonté. Ainsi, la politique règne de manière absolue sur un territoire donné, sans tenir compte de ce qui se trouve au-delà de ses frontières ; les affaires poursuivent le profit sans dette envers le contexte environnant ; le moi a le droit à l'autoréalisation qu'il peut et doit poursuivre en se débarrassant de toute obligation. Séparer et décomposer la réalité pour la contrôler, s'attaquer de manière instrumentale à une question à la fois sans tenir compte de son contexte, voilà le tissu d'implications que cela implique : c'est la logique de la modernité, qui a permis d'énormes réalisations, mais qui, en même temps, a causé des problèmes qui sont devenus macroscopiques. Selon Georg Simmel, "l'excès d'analyse qui fait disparaître la réalité de l'objet et corrode les phénomènes" doit être rejeté. De même, pour Romano Guardini, "la science analytique désintègre l'être vivant concret, qui est une unité". Il est peut-être temps de soumettre à la critique un cadre épistémologique tellement établi qu'il est devenu invisible, et donc inattaquable. En même temps, il est maintenant totalement dysfonctionnel pour traiter les problèmes qu'il a causés. L'abstraction sépare et oppose ce qui, dans le concret de la réalité, se trouve dans une relation de tension dynamique, ou, comme l'a dit Romano Guardini, d'"opposition polaire", où les éléments en tension ne sont pensables que l'un par l'autre, en tant que termes d'une relation constitutive (stabilité et changement, par exemple). Simmel appelle cela "l'inséparabilité" (Ungetrenntheit). Une position anti-dualiste que l'on retrouve également chez Gilbert Simondon et sa critique de l'ilemorphisme, c'est-à-dire l'idée que toute entité est composée de matière et de forme - comme s'il pouvait exister une matière sans forme ou une forme sans matière. Mais, selon Simondon, ce qui est réel - c'est-à-dire "concret" - c'est la relation : il n'y a pas de formes pures qui ne soient pas elles-mêmes composées de matière (comme dans l'exemple : même le moule est fait de matière !); ni de matière qui, aussi informe soit-elle, n'ait pas sa propre façon d'occuper l'espace, des frontières. C'est une structure. C'est la matière formée qui est réelle ; et c'est la relation qui constitue les deux termes : Simondon appelle cela le " réalisme des relations ", où la relation précède la réalité individuée. Ce point est très important, car il permet de reconsidérer un postulat qui conditionne fortement toute la pensée occidentale (et ses conséquences) : celui du dualisme (matière/forme, corps/âme, intériorité/extériorité, force/forme, stabilité/instabilité, inclusion/exclusion, etc.) où l'un des deux termes doit prévaloir sur l'autre, au nom d'une supériorité présumée. C'est pourquoi Simondon, pour expliquer la relation, choisit de ne pas partir de l'"individu individué", avec son identité (le "produit"), comme c'est le cas dans l'éternel débat individu/société, mais de partir de la relation pour comprendre les individus en tant qu'ils deviennent ce qu'ils sont effectivement : le processus relationnel d'individuation est la dynamique de la vie elle-même. Guardini soutient que lorsque les deux pôles, qui ne sont pas des entités autonomes mais sont constitués par dans leur relation constitutive, sont séparés, ils sont également pervertis. Absolutisés, ils deviennent réducteurs et partiels. Nous voyons cet effect dans le débat public, souvent polarisé entre des camps opposés et sectaires, dans une lutte pour neutraliser l'adversaire sans retenue : une escarmouche guerrière qui n'aide ni à comprendre ni à diriger l'action, et contribue au climat émotionnel et facilement manipulable qui alimente la " post-vérité " (qui à son tour augmente l'entropie). Lorsqu'elle n'entretient pas la tension entre les polarités qui la composent, mais cherche à effacer l'une en radicalisant l'autre, la vie sociale s'appauvrit, et s'expose à ce que la pulsion qu'elle voudrait soutenir s'inverse unilatéralement en sens inverse. C'est une loi de la pensée autant que de l'existence. Guardini écrit à propos du lien entre statique et dynamisme : "L'absolutisation conduit inévitablement à l'une des deux crises suivantes : la dynamique, à la crise du dynamisme désordonné ou du relativisme ; la statique, à la crise du conservatisme dur et glacial" (1997 : 28). Une leçon que la culture contemporaine refuse obstinément de prendre en considération. C'est ce qui s'est passé avec la modernité liquide : après avoir parié unilatéralement sur la libération de l'ego, nous risquons, en l'espace de quelques décennies, de basculer dans son contraire : une totalisation phagocytante. Et c'est précisément à partir des conséquences de ce renversement qu'il est possible de lire la transformations en cours aujourd'hui. Du point de vue de l'abstraction, le maximum d'efficience s'inverse en maximum d'entropie ; le maximum d'individualisme en maximum de contrôle. Les effects de cette approche sont évidents lorsqu'on considère la relation avec l'écosystème. Comme on le sait, l'extraordinaire développement de ces derniers siècles s'est fait dans le cadre d'une conception de la nature que Philippe Descola appelle " naturaliste ". À partir de la révolution scientifique du XVIIe siècle, le comportement de chaque élément est expliqué par ses propres lois et sa propre nature, considérée comme un domaine autonome, et donc réduite à un champ de recherche et d'expérimentation scientifique. Un objet à exploiter et à améliorer grâce au pouvoir de la raison instrumentale. Dans une vision dualiste qui considère la nature et la culture comme deux domaines ontologiques distincts, l'être humain est conçu comme supérieur et détaché des règnes animal et végétal, réduisant le monde naturel à une matière jetable régie par des lois mécaniques. Cela inclut le corps humain. La raison abstraite est appelée à déchiffrer les lois qui régissent la matière, à en démonter les parties et à les utiliser à ses propres fins. Les problèmes d'entropie et d'anthropie auxquels nous sommes confrontés aujourd'hui sont en grande partie la conséquence ultime du succès (de plus en plus unilatéral) de cette vision abstraite, à partir de laquelle la modernité s'est construite, pour finalement donner naissance à la supersociété. Apparemment très théorique, ce discours est dramatiquement concret. C'est en effet la rébellion du réel - comme le démontre la succession des chocs (passés et futurs) - plutôt qu'une lutte idéologique qui appelle avec force à la révision de l'épistème moderne. Comme le dit Alain Supiot, "l'inconscience technologique, comme oubli de la limite, est destinée à se heurter à la limite catastrophique". Pour ne pas finir prisonnière de la logique autoréférentielle vers laquelle elle est fatalement entraînée, la supersociété a besoin d'une approche épistémologique differente, capable de dépasser ces perspectives inadéquates de la modernité. Grâce à la prise de conscience de l'Anthropocène, les êtres humains commencent, quoique laborieusement, à prendre conscience du rôle ambivalent de la technologie, source non seulement de réalisations mais aussi de mise en danger de la biosphère et de l'humanité dans son ensemble. Et pourtant, nous ne savons toujours pas si et quand ce tournant épistémologique, qui nous replace dans une perspective relationnelle (ou, pour reprendre l'expression d'Hannah Arendt, de "non-souveraineté"), sera entendu, inaugurant le processus de changement qui s'impose de plus en plus. ### La raison et l'esprit de calcul 4. Soixante-dix ans après la publication du livre de Gunther Anders "L'homme est dépassé", notre sentiment d'infériorité par rapport au système technique s'est encore accentué : face aux merveilles technologiques, notre honte prométhéenne - "être né et ne pas avoir été fait" - devient chaque jour plus oppressante. En effet, la disproportion entre l'expérience personnelle et la complexité systémique ne cesse de se creuser. Avec la complication que notre insuffisance (nos erreurs, notre paresse, nos particularismes, etc.) - composantes ineradicables de la liberté des êtres limités - est de plus en plus difficile à soutenir. Ayant abandonné l'idéal de perfection - et réduit à zéro les exigences que la société impose au sujet en termes de vertus - l'homme contemporain déplace sa propre projection d'accomplissement sur des dispositifs et des systèmes techniques. Mais cette externalisation se répercute sur la vie des individus et des communautés en termes d'exigences systémiques de plus en plus difficultes à satisfaire. Un siècle plus tard, nous vivons donc les conséquences les plus radicales de ce processus de rationalisation déjà parfaitement identifié par Max Weber, pour qui la raison se réduit à la ratio, c'est-à-dire au calcul. De plus en plus sophistiqué. Selon Stiegler, à l'origine de ce résultat se trouve la distinction entre l'intellect et la raison faite par Kant dans La Critique de la raison pure, où le premier est la faculté analytique capable de déployer les conséquences logiques de n'importe quelle donnée sur la base de "concepts purs". Dans une telle perspective, l'intellect acquiert un trait automatique qui, " dans la mesure où il repose sur l'artefactualité primordiale de la schématisation et, à travers elle, de l'intellect lui-même, c 'est-à-dire de ses concepts et catégories - peut s'automatiser, c'est-à-dire fonctionner dans l'abstrait " [Stiegler 2019 : 124]. Tout comme le fait, au niveau le plus avancé, l'intelligence artificielle qui, comme l'a récemment précisé l'un des chercheurs les plus influents dans ce domaine, Stuart Russel, repose sur l'idée que " les machines sont [...] intelligents dans la mesure où l'on peut s'attendre à ce que leurs actions permettent d'atteindre leurs objectifs". En d'autres termes, ce que Weber appelait "l'action rationnelle par rapport au but". La réduction de la raison à la raison calculatrice et instrumentale a conduit, parallèlement aux réalisations extraordinaires, à une détérioration sociale et culturelle. D'où la crise entropique et anthropique qui menace la vie sur terre à l'ère de la supersociété. Avec des conséquences multiples : la connaissance, intermédiée par les systèmes techniques, tend à devenir de plus en plus abstraite ; la conséquence est qu'une partie de la réalité est oubliée et que le savoir diffus (concret, limité et lacunaire à souhait, mais incarné et vital) se perd, en même temps que la complexité de la vie. L'appauvrissement de l'idée de raison - et donc du sujet - va jusqu'à réduire la conscience elle-même à un simple organe réflexe, et le cerveau à une agglomération de neurones. Une antichambre de l'âge de la bêtise collective. Et d'homologation : comme l'écrit Byun-Chul Han, "digital" en français est numérique. Et "le numérique rend tout calculable et comparable, et de cette façon perpétue l'égalité". Le sens, en revanche, est quelque chose d'incomparable, tandis que le bien peut être considéré comme l'incalculable. Sans remise en question de l'idée réductrice de la raison, même la liberté contemporaine risque de s'effondrer : s'il ne s'agit que de calculer, les machines sont déjà bien supérieures aux êtres humains. Mais le problème n'est pas de calculer. Il ne l'est pas pour l'être humain qui ne se satisfait pas du calcul, ni pour la vie, dont nous savons - grâce aux études de Maturana, Varela et surtout Prigogine - qu'elle procède par des processus de cognition extrêmement complexes qui ne peuvent être réduits à un simple calcul. D'autre part, Hubert et Stuart Dreyfus ont montré que les systèmes dits experts sont de toute façon incapables d'atteindre les performances des humains qui ont accumulé une longue expérience : alors que les premiers opèrent en appliquant une séquence de règles, les seconds agissent sur la base de la capacité de comprendre intuitivement tout un ensemble de faits. Reprenant Aristote et Kant lui-même, Stiegler souligne à nouveau que la noèse a une double dimension : intellectuelle et spirituelle. L'esprit, qui n'est pas l'intellect, est constitué d'une multiplicité de plans : perception, affection, représentation, intuition. Il est également à la fois personnel et collectif. C'est certainement un hasard si le grec nous est traduit en latin à la fois par spiritus et intellectus. La crise de l'esprit, telle que diagnostiquée lucidement par Paul Valéry, produit un appauvrissement généralisé. La méfiance à l'égard des symboles, déjà préfigurée par Mary Douglas, devient une "misère symbolique", qui rend le monde de plus en plus invivable : "Le mot symbolon, écrit Byun-Chul Han, s'inscrit dans le même horizon de signification de la relation, de la totalité et du salut. (...) La disparition des symboles indique l'atomisation croissante de la société. Dans le même temps, la société devient de plus en plus narcissique. (...) La contrainte permanente de produire conduit à une déstabilisation (Enthausung), qui rend la vie plus contingente, éphémère et inconstante, alors que vivre exige la durée " [2021:18]. Bernard Stiegler appelle "désymbolisation" la "misère symbolique causée par le capitalisme de consommation". Deux implications au moins découlent de cette critique. Premièrement, la raison n'est jamais abstraite, mais toujours incarnée. Comme nous l'avons vu, ceci est également évident aujourd'hui au niveau neuroscientifique. L'homme est capable non seulement de percevoir la chaleur déclinante du soleil, mais aussi de se réjouir d'un coucher de soleil : c'est une expérience esthétique, sensorielle et spirituelle unique. La sensibilité humaine n'est jamais seulement logique, mais toujours symbolique et émotionnelle. Par conséquent, non seulement la parole ou l'écriture, mais aussi la musique, la peinture, la danse, le chant et la "fabrication" d'objets artisanaux sont des expériences noétiques, et en tant que telles, elles sont relationnelles et "exclamatives". " On s'exclame devant le sensible comme sensationnel, devant son incommensurable singularité, devant son excès " (Stiegler). Il y a un "plus" dans la vie humaine que la logique de l'abstraction ne parvient pas à saisir, et cherche même à effacer. Ensuite, au-delà du calcul, la raison doit être comprise - écrit Alfred N. Whitehead - comme "l'organe de la nouveauté, l'impulsion à aller au-delà", qui se traduit alors par une "opération de réalisation théorique". Alors que les animaux s'adaptent, les êtres humains, précisément parce qu'ils sont noétiques, "sont activement engagés dans la modification de leur environnement". Cette capacité de transformation, qui dialogue avec des contraintes données, est irréductible à une information calculable. Whitehead en parle comme d'une " critique des appétits " qui, en se produisant par la sublimation du désir, permet au fini d'être " infini ", de transcender la limite, le pur donné, dès lors qu'il est reconnu. C'est ici que s'enracine la capacité d'apporter continuellement quelque chose de nouveau dans le monde. Une capacité qui traduit la nouveauté absolue de notre naissance en tant qu'êtres uniques. C'est ce que nous appelons la liberté générative. Selon les mots de Guardini : "La vie est fécondité. Et plus la vie est vivante, plus elle a le pouvoir de présenter ce qui n'existe pas encore". C'est pourquoi l'intellect (également compris comme esprit) nourrit ce caractère typiquement humain qu'Ernesto De Martino appelle "l'ethos de la transcendance". L'algorithme réduit le possible au probable, sur la base du déjà donné. Selon la formule lapidaire de Pablo Picasso, "les ordinateurs ne servent à rien. Ils ne peuvent que vous donner des réponses". La liberté humaine, au contraire, "bifurque", ouvre des possibilités inouïes et imprévisibles à partir de ce qui existe. Et, dans ce sens fort, elle peut choisir. Et décider. Il est impossible de comprendre la vie sociale sans prendre en compte cette capacité à opérer un changement de plan, un saut quantique à partir de contraintes qui sembleraient configurer une impasse, ou un déterminisme indépassable. En ce sens, l'esprit peut être pensé comme ce qui est capable d'"infini dans le fini". C'est-à-dire de s'infinir par des projections qui ouvrent des lignes de fuite et des espaces de liberté au-delà du donné. L'intelligence humaine n'est donc pas réductible à la faculté cognitive (indispensable mais insuffisente) qui se contente d'expliquer le monde, et encore moins de le calculer. Il s'agit plutôt d'une contrainte à l'infini : un paradoxe (comme figure de l'excès) qui exprime la capacité trop humaine de tendre vers ce qui n'existe pas encore et qui pourtant "consiste" en quelque sorte. La raison nous rend donc capables d'ouvrir des bifurcations qui ne sont pas seulement probabilistes, mais au contraire hautement improbables, marquées par une singularité qui échappe à toute calculabilité et à l'objectivité scientifique elle-même. C'est précisément parce que, comme l'insiste Whitehead, la raison pousse à " transformer l'existence simple en existence bonne, et l'existence bonne en une existence meilleure " qu'elle ne peut être réduite à sa dimension technique. La raison est aussi - et même avant tout - un organe "poétique". ### Complexité et raison ouverte 5. Edgar Morin a consacré une grande partie de son travail à la réflexion sur la relation entre la complexité de la vie sociale et la nature de l'homme. Reprenant les propos de Piaget, Morin soutient que c'est la relation physique-bio-anthropologique qui permet aux humains de dépasser le réductionnisme fonctionnel et la forme hiérarchique qui dominent encore les connaissances contemporaines et l'approche éducative. Apprendre exige de séparer, mais aussi de relier ; d'analyser, mais aussi de synthétiser. Le sociologue français écrit à ce sujet : Cette autre pensée, que j'appelle complexe, nous dit que rien n'est acquis une fois pour toutes, que les forces de désintégration de dispersion et de mort réapparaissent toujours ; elle nous dit que, ne serait-ce que pour subsister, tout ce qui est vivant humain culturel social doit s'auto-régénérer, s'auto-produire sans cesse. Elle nous dit que tout ce qui est complexe, et qui est le meilleur, est fragile" [2001:234]. Pour indispensables qu'elles soient, ni l'objectivité scientifique pure, ni même la capacité de calcul la plus sophistiquée ou l'équipement informatique le plus parfait ne peuvent abolir l'incomplétude (féconde) qui constitue le trait distinctif de la vie humaine. La complexité ne signifie pas l'indéchiffrabilité, mais une limitation de notre capacité de représentation. Comme l'écrit Miguel Benasayag, "la complexité n'est pas une manière de définir un degré supérieur de complication du monde et de ses processus. La complexité est le concept qui implique l'irruption, comme événement historique, de l'aléatoire qui conduit à la rupture du paradigme de la modernité. La complexité implique qu'un processus complexe n'est pas entièrement représentable. Ou dit différemment, qu'il existe structurellement des dimensions de non-savoir dans lesquelles l'aléatoire est irréductible " [2016 : 74]. Et cela s'applique avant tout lorsque nous parlons de la vie, et de la vie humaine en particulier. La vie - tant biologique que sociale - prend forme dans l'échange continu entre les formes vivantes (organismes) et l'environnement et est donc constitutivement relationnelle. Cette relationnalité ontologique oblige à dépasser la simplification d'une dynamique linéaire cause-effect. Selon les mots de Hans Jonas, c'est précisément " dans la polarité du soi et du monde, de l'intérieur et de l'extérieur, de la matière et de la forme, que se trouve la situation fondamentale de la liberté, avec tous ses risques et difficultés ". Dans les systèmes vivants, les mêmes causes ne produisent pas les mêmes effects et des causes différentes peuvent, au contraire, provoquer des effects similaires. Cela implique d'inclure dans l'idée de causalité des dimensions telles que la réciprocité, la relationnalité, la circularité, la rétroactivité, la récursivité. La complexité elle-même - associée au degré de variété interne d'un système - présuppose la seule union apparemment paradoxale de l'unité et de la diversité (qui seulement à l'intérieur d'un épistème dualiste sont incompatibles et se menacent mutuellement) : parce que l'unité est telle de la diversité et en même temps la diversité ne peut se développer que de l'unité. Un phénomène que Morin appelle unitas multiplex, c'est-à-dire la coprésence de l'unité et de la multiplicité dans une seule réalité. La tension polaire de deux modes qui se réfèrent l'un à l'autre. Un système est ouvert (et donc vivant, dynamique) lorsque des " émergences " (c'est-à-dire des qualités apparaissent qui n'existaient pas dans les éléments considérés isolément) surgissent de ses éléments differents et interreliés, qui conduisent à leur tour à des bifurcations, c'est-à-dire à des seuils de passage à partir desquels de nouveaux états d'ordre possibles (et sans précédent) peuvent apparaître. Apprendre à penser la complexité, c'est assumer consciemment cette relationnalité ouverte constitutive (complexus signifie précisément " tissé ensemble "), recomposer les interrelations entre les différentes connaissances, et entre l'action et la connaissance elle-même, jusqu'à l'intégration de l'observateur dans son observation (c'est-à-dire l'auto-examen et l'auto-analyse). Au-delà de notre capacité d'abstraction, pourtant puissante, la réalité vivante est et reste concrète, c'est-à-dire faite de relations paradoxales caractérisées par l'implication mutuelle des contraires, plutôt que par leur exclusion mutuelle. Dans leur tension, les incompatibilités apparentes nourrissent l'imaginaire social. Figure de la surabondance et du surplus de la vie, qui pousse toujours les formes qu'elle prend progressivement à ne pas stiffen, à se transformer, le paradoxe est essentiel pour traiter adéquatement la réalité environnante. Car, comme l'écrit Wolfgang Goethe, "ce qui est vivant se transforme". Tout ceci a au moins une conséquence digne d'être soulignée : pour habiter le temps de la complexité, il faut cultiver une raison ouverte, multidimensionnelle, diffuse, incarnée, en dialogue constant avec ce qui est non rationnel, a-rationnel, supra-rationnel. Une raison, c'est-à-dire libre et, précisément pour cette raison, capable d'assumer la méthode de la complexité. Cela signifie, comme l'écrit Sergio Manghi, "donner la priorité épistémologique, dans le processus de connaissance, aux connexions et à la circularité entre les parties et les niveaux, plutôt qu'aux séparations et aux réductions, aux explications purement linéaires... dans le but d'élaborer des critères méthodologiques pour un dialogue transdisciplinaire génératif entre les différentes branches de la connaissance" [2009:25]. C'est la seule façon de combattre les pathologies de la rationalisation contemporaine qui, quels que soient ses mérites, reste prisonnière d'un savoir incapable de comprendre des aspects de la réalité comme le désordre, l'inattendu, le singulier. Et c'est pourquoi elle est destinée à augmenter, et non à diminuer, l'entropie. ### Interdépendance 6. L'intelligence vivante, libre et diffuse est donc la manière dont nous devons tenter de composer avec la supersociété. Une entreprise qui est tout sauf facile et dont les résultats sont tout sauf prévisibles. Mais quel est le lien entre cette intelligence, dont nous avons toujours besoin, et la liberté ? La modernité nous a appris à nous rebeller contre la dépendance. L'esclavage, l'exploitation, la soumission sont des conditions que l'être humain a tendance à fuir et à combattre. La " décoincidence ", comme l'appelle François Julien, est ce qui caractérise la liberté : un écart qui permet de voir differemment, de redéfinir la situation et donc de pouvoir changer le cours des choses. Mais cela ne signifie pas que nous pouvons devenir complètement "indépendants" : l'homme "qui ne demande jamais" est en fait celui qui prend sans demander, généralement en exploitant quelqu'un ou quelque chose auquel il refuse toute reconnaissance. Mais ce n'est pas tout : s'il est vrai que nous avons toujours la capacité de nous distancier de l'ordre social environnant, nos initiatives dessinent de nouvelles relations et génèrent de nouveaux liens. Même le maître, en fin de compte, dépend de son serviteur. Ainsi, l'extraordinaire renforcement de l'indépendance individuelle rendu possible par la modernité a conduit à une augmentation de l'interdépendance, un thème qu'Emile Durkheim avait déjà bien encadré avec ses réflexions sur la division du travail et la solidarité organique. Aujourd'hui, un siècle plus tard, grâce au développement techno-économique, nous sommes immergés dans un réseau de connexions toujours plus dense et exigeant, qui nous serre et nous contraint de plus en plus. Jamais il n'a été aussi évident qu'en ces années de pandémie combien l'interdépendance pèse tant au niveau macro que micro. Dans une culture hautement individualiste, nous avons du mal à comprendre l'interdépendance. Avec ses implications positives - qui ont trait au lien entre les êtres vivants dans l'écosystème planétaire (nous l'avons vu avec l'effort de vaccination massif pour faire face à la pandémie) - mais aussi avec celles qui posent problème, car l'interdépendance présuppose un certain ordre des choses, qui impose sa logique à chaque partie : si nécessaire, jusqu'à sacrifier sa liberté. Dans le sillage de Georg Simmel, l'alternative dans le rapport entre soi et la société n'est pas la dépendance/indépendance dualiste (où même l'interdépendance risque d'être une dépendance à plus grande échelle). "En elle [la société], l'individu affirme son besoin de liberté et de particularité tandis que la société, de son côté, prétend ne le reconnaître que comme un élément soumis aux lois suprapersonnelles qui la régissent. Dans les deux cas, une menace pèse sur l'autonomie du sujet : il risque d'être englouti par une objectivité qui lui est étrangère ou de tomber dans l'arbitraire et l'isolement anarchique " (Simmel 2008 : 11-12). La vie humaine est plutôt caractérisée par l'"interdépendance" : le social (en tant que processus) est ce tissu qui se fait et se défait continuellement, dans lequel les individus et les groupes, bien que pleinement socialisés, opèrent unilatéralement d'une manière qui ne correspond jamais parfaitement à cette socialisation. Dans une tension dynamique incompressible entre soi et la société (qui est aussi le fil conducteur de ce livre). Sans liberté, ni l'humain ni le social n'existent plus. C'est ainsi que l'on accède raisonnablement au thème de la complexité, essentiel pour comprendre le monde dans lequel nous vivons. Pour repenser les termes de notre vie commune, nous sommes aidés par la leçon jusqu'ici ignorée de Gregory Bateson qui, en se référant à la biologie, a précisé que tout est en relation : "la relation est première, elle précède" et la réalité est une "danse de parties en interaction". Au contraire, la poussée unilatérale vers l'indépendance s'inverse en une dépendance accrue au système. Comme l'écrit Morin, " l'indépendance d'un être vivant passe par sa dépendance à l'environnement ". Tant au niveau collectif que personnel, le problème auquel nous sommes confrontés est donc de repenser aujourd'hui, une fois de plus, cette relationnalité constitutive (et ouverte) autour de laquelle la vie est faite - la vie humaine en particulier, puisque la solution de la seconde moitié du 20ème siècle (la croissance illimitée du circuit de la volonté de puissance, des individus et du système) ne tient plus. Et, dans la supersociété, elle risque très concrètement de s'effondrer vers la verticalisation ou vers la réaction de ceux qui sufferaient l'exclusion. Dans le cadre de l'interdépendance - qui est elle-même une condition paradoxale - être libre ne signifie pas ne pas avoir de liens. Et être libre ne signifie pas imaginer dissoudre le lien structurel qui lie chacun à ce qui l'entoure : cela signifie le reconnaître et, éventuellement, le réarticuler. C'est, en quelque sorte, le resserrer davantage. Comprendre que ce qui est autre que nous, non seulement n'est pas un obstacle, mais est la condition même de la liberté comme capacité de briser les formes données. C'est toujours l'autre (avec lequel nous sommes en relation) qui nous rend libres. La liberté - en tant qu'expression essentielle de la vie humaine - n'existe que dans le cadre d'une relation ouverte. Qui peut être dialogique mais aussi dialectique, voire conflictuelle. Lutter contre le pouvoir, combattre l'oppression, briser les préjugés sont des directions qui définissent le chemin vers la liberté. Ce qui, une fois réalisé, pose à nouveau le problème de la confrontation avec la réalité de l'autre, c'est-à-dire avec quelqu'un/quelque chose qui n'est tout simplement pas sous sa domination. Si l'on ne reconnaît pas cette deuxième face, l'individualisation (indépendance) finit par s'inverser en totalisation (interdépendance), dans l'une des deux variantes de la verticalisation technocratique ou de la régression identitaire. En tant que relationnelle, la liberté n'exclut pas, mais implique plutôt la connexion. Comme l'écrivait Bergson, " un être ne se sent obligé que s'il est libre ". Plus encore, la liberté se pervertit lorsqu'elle est pensée comme auto-sufficient et automatique. C'est-à-dire lorsqu'elle se considère comme allant de soi et cesse de réfléchir aux conditions dans lesquelles elle peut s'exprimer. Cela s'applique aussi bien à l'intention de chaque pays qu'au niveau international. Avec l'invasion de l'Ukraine, le monde n'est plus le même. Le risque de guerre totale - une forme particulière d'abstraction qui efface des composantes entières de la vie humaine - est plus vivant que jamais. Dans un monde interconnecté, mais très diversifié, les enjeux de la liberté, de la démocratie et de la pluralité ne se jouent pas seulement au niveau national, mais aussi sur la scène mondiale. Cela signifie qu'il faut être capable de créer les conditions pour écouter, avant qu'elles ne deviennent explosives, les raisons de chacun. Chercher de nouveaux points d'équilibre, plus avancés que ceux que nous avons construits jusqu'à présent. Si nous voulons éviter un choc des civilisations, nous avons besoin d'une idée de la liberté capable de jeter les bases d'un nouvel ordre mondial, qui reconnaisse la valeur des différentes cultures, dans le cadre de contraintes et d'intérêts spécifiques. ### Une nouvelle économie libidinale 7. L'un des problèmes de la modernité liquide est la confusion entre individualisation et individuation - le premier terme désignant une organisation de la vie quotidienne de plus en plus centrée sur l'indépendance de l'ego. Sous l'hypothèse (fallacieuse) que cela favorise l'individuation. Au contraire, comme nous l'avons vu au chapitre 1, les choses sont tout à fait differentes. Selon Simondon, l'individuation est un processus essentiellement relationnel et participatif : on devient soi-même en relation avec les autres, avec le contexte, avec tout ce qui l'a précédé et façonné. La tâche de devenir soi-même, qui n'est jamais achevée, peut être lue comme un processus de differenciation (qui augmente ainsi la variété et la pluralité) à partir d'un réservoir préindividuel de possibilités jamais pleinement actualisées préservant un potentiel de dynamisme et de changement. Chaque phase d'individuation injecte de nouvelles significations dans le monde environnant, qui contribuent à nourrir la dimension transindividuelle qui sert d'horizon à ce même processus d'individuation. L'individu n'est donc qu'une phase du processus d'individuation, qui est toujours supra-individuel, tant dans sa genèse que dans son aboutissement. C'est pourquoi Simondon peut affirmer à juste titre que nous sommes " plus que l'unité et plus que l'identité ", et que " la relation de l'être par rapport à lui-même est infiniment plus riche que l'identité ". Toute individuation est donc toujours aussi co-individuation en ce sens qu'elle constitue un élément d'une individuation plus large, et l'individuation psychique (personnelle) est toujours aussi collective, c ' est-à-dire sociale : c'est en effet en méditant sur l'individuation de ses membres qu'une société hérite de l'expérience du passé, sous forme de connaissance, générant un futur qui prend forme à travers de nouveaux processus d'individuation. C'est pourquoi l'avenir de la liberté dans la supersociété est lié à la capacité de régénérer des formes concrètes de vie capables de contrecarrer l'appauvrissement progressif de la sphère noétique, en reconnectant la dimension pré-individuelle à la dimension trans-individuelle à travers des dynamiques d'individuation qui nourrissent à la fois la variété (ce que Hannah Arendt appelle la pluralité) et la relationnalité (c'est-à-dire le lien). Dans la société de l'hyper-communication, la récupération de l'expérience noétique n'est pas tant possible grâce à de nouvelles théories, mais plutôt grâce à de nouvelles pratiques concrètes de co-individuation qui permettent d'apprendre à agir de manière transductive : c'est-à-dire en introduisant dans le cours des choses des sauts inattendus, incalculables, capables de recomposer ce qui semblait incompatible et de générer de nouvelles formes plus hospitalières de la pluralité du réel. Dans un monde où tout circule trop vite, où la quantité détruit la qualité, où chaque choix est dépassé par de nouvelles opportunités, où les sujets sont submergés par tant de possibilités qu'ils ont du mal à se décider pour quelque chose ou quelqu'un, où les données et les dispositifs techniques décident pour eux-mêmes, le moi contemporain suffers d'un manque évident d'attention et d'affection. Et pourtant, la conscience reste répandue que, pour ne pas être destructeur et ne pas s'enfermer dans la collection des possibles, le désir a besoin de s'éprendre d'un objet qui soit une limite, une forme, mais en même temps l'accroche nécessaire pour échapper au générique, à l'abstrait, à l'impersonnel, au neutre, au rien. Comme nous le savons par tant d'histoires concrètes, l'affection est capable de repousser réellement les limites, jusqu'au sacrifice de soi : ce qui n'est pas une forme d'autodestruction, mais plutôt l'expression la plus complète - bien que parfois dramatique - du lien entre l'ego désirant et la réalité. Un chemin capable d'inverser la logique entropique. Pour Scheler (dans le sillage de saint Augustin), le principe d'individuation est ordo amoris : " la personne n'exprime pas sa singularité d'abord dans le vouloir, dans le décider, dans le pouvoir, mais dans le dépassement de l'intentionnalité du moi pour se repositionner dans le désirer, dans le sentir, dans le préférer et le poser, dans le haïr et l'aimer, et ainsi structurer un ordre précis du sentir " [2008 :75]. " Dis-moi ce que tu aimes et je te dirai qui tu es ". Loin de représenter un simple ordre du sentiment interne, l'ordo amoris structure l'expressivité de la singularité. En effet, c'est l'appel à assumer la responsabilité de sa propre destination qui sous-tend ce que l'on pourrait appeler une " éthique de l'exemplarité " : une éthique qui ne se fonde pas sur la justesse d'un jugement moral ni sur l'adhésion à un devoir-être abstrait et extrinsèque ou à un principe rationnel également valable pour tous ; elle vise plutôt à promouvoir l'épanouissement concret de la sphère affective de la personne, d'où découle une manière particulière et unique d'être au monde. Dans une perspective qui est universelle non pas parce qu'elle " unifie " dans une procédure identique pour chaque individu, mais parce qu'elle " diffuse " selon l'unicité de chaque personne et nourrit ainsi la pluralité du monde. C'est seulement le processus que Sigmund Freud a appelé sublimation qui transforme l'énergie produite par la pulsion sexuelle en investissement dans autre chose que lui-même. L'investissement libidinal, comme attention passionnée à l'existence ou comme passion et soin pour quelque chose qui n'existe peut-être pas encore, crée l'objet de l'amour . Dans lavie sociale, c'est par cette économie libidinale que le savoir-faire, le savoir-vivre et le savoir-penser peuvent se reconstituer et se reconsolider au fil des générations. Whitehead appelle " concrescence " (terme qui vient de la même racine que " concret ") l'ensemble des processus d'individuation transductifs, ouverts (et donc infinis), à la fois psychiques, collectifs et techniques. Ces processus sont également à la base de la capacité néguentropique, c'est-à-dire de la capacité à contrecarrer la tendance à la fragmentation, à la dédifferentiation, à l'homologation, à l'exploitation, c'est-à-dire à toutes les formes de destruction de la vie. Cette capacité appartient donc à l'être humain et non aux machines. Il est en effet typique de la raison humaine - incarnée, créative, limitée, intuitive, sensible, contextuelle - de réussir le saut au-delà de ce qui semble impossible - c'est-à-dire sans issue - pour arriver à imaginer de nouvelles possibilités de vie qui ne se réduisent pas à une simple multiplication des opportunités, à une augmentation purement quantitative. Intégrer la complexité sans fermer le système, comme la raison purement instrumentale et calculatrice est vouée à le faire. Dans la vie sociale, économique et politique, c'est précisément cette faculté qui permet de trouver des solutions "intelligentes", c'est-à-dire transductives, comme le dit Simondon. Il n'y aura jamais d'appareil institutionnel ou technique capable, à lui seul, de recomposer de manière créative les fragments de la réalité. Et encore moins de contrecarrer l'entropie produite par la multiplication quantitative des actions individuelles. Mais si cela est vrai, il s'ensuit une implication décisive : dans la supersociété, la question épistémologique n'implique pas seulement la dimension cognitive, mais aussi les dimensions existentielle, sociale et politique. Comme le soutenait également Merleau-Ponty, le mouvement de l'être et de la pensée sont étroitement liés, et doivent être considérés comme tels. En dehors de cette perspective intégrale renouvelée, il devient impossible de poser de nouvelles questions sur notre vivre ensemble, au-delà des contraintes données. Dit autrement, il devient de plus en plus urgent de régénérer l'institué par l'instituant. Les processus de co-individuation, avec leur capacité à façonner l'environnement et donc à offrir de nouveaux contextes d'individuation, donnent lieu à des " pratiques instituantes ", c'est-à-dire des processus capables de greffer le nouveau au sein d'une dimension déjà instituée. En tant que processus de co-individuation, la praxis instituante, en plus de modifier l'objet qu'elle institue, transforme également les sujets qui l'activent, les conditions mêmes de la construction de la subjectivité. Comme le note Roberto Esposito, "la praxis instituante se situe sur cette marge oscillante entre intérieur et extérieur, identité et altérité, ordre et conflit". Et elle devient une forme transductive capable de contrecarrer l'entropie et l'anthropie. La sortie d'un modèle de croissance entropique implique donc non seulement l'adoption d'un regard à la hauteur du temps, mais aussi une differente " économie libidinale " qui rend possible le passage de l'hyper-attention à l'attention profonde, de la négligence au soin, du conformisme massifié à la co-individuation. Cela peut avoir lieu non pas dans la solitude de l'ego, mais au sein de formes sociales concrètes où le processus dialogique peut se réaliser entre la réalité, ses tensions, ses potentialités et la capacité humaine à introduire des disjonctions transformatrices, à travers des compositions inédites entre différents plans et tendances. C'est le social fondé sur une intelligence vivante et diffuse qui réalise cette caractéristique intime de la vie humaine, qu'aucune machine ne peut remplacer. Au niveau microéconomique, de nombreux signes indiquent que la prospérité matérielle déclenche une demande de sens. Il ne s'agit pas d'un sens abstrait, mais plutôt de la possibilité de partager un récit significatif avec les autres. Beaucoup de professionnels, de chercheurs, d'animateurs sociaux, de prêtres, de gens ordinaires sont bien conscients du fait que la réalisation de soi ne passe pas par la simple consommation ni par une carrière professionnelle, mais par un mélange complexe qui façonne l'existence dans sa totalité. Il en va de même pour les jeunes les plus brillants qui ont eu l'occasion de grandir en connaissance et en conscience. Le bonheur est lié à une vie dynamique, pleine d'expériences et riche de la possibilité d'apporter une contribution pour un monde moins entropique. Au niveau macro, l'évidence des urgences en cours ouvre la boîte de Pandore du sens, de l'"économie de mission" comme l'a appelée Mariana Mazzucato. Aux États-Unis, avant même le covid, un vaste débat s'est développé sur la finalité comme élément indispensable au succès des entreprises à but lucratif. Avec ses 17 objectifs de développement durable, l'ONU a donné une orientation à la croissance économique que les indicateurs ESG tentent aujourd'hui de traduire en outils d'évaluation des investissements financiers. ### L'intelligence vivante 8. Parler d'"intelligence vivante" signifie donc créer les conditions pour la récupération de la dimension noétique dans son intégralité - individuelle et sociale, particulière et universelle, abstraite et passionnée, expérimentale et expérientielle - qui est un trait distinctif de l'être humain compris comme un être vivant concret. Cet objectif est possible si l'on développe le caractère concret de l'affection et du soin ainsi que la capacité d'élaborer de nouvelles "protensions" positives. En effet, seul l'être vivant, dans sa faillibilité, est capable de ne pas perdre des "morceaux" de réalité, en développant cette capacité néguentropique si essentielle dans la supersociété. Un être vivant "intelligent" qui, comme le confirment également les résultats de la recherche expérimentale, est capable de reconnaître le lien intrinsèque entre liberté et lien. L'intelligence est, de ce point de vue, une condition primordiale pour une société socialement cohésive et coopérative : la coopération naît lorsque, dans un groupe, les personnes sont suffisamment sages pour prévoir les conséquences sociales de leurs actions, y compris les conséquences pour les autres. Et dans la supersociété, il existe un besoin énorme et urgent de ce type d'intelligence. Qui n'est autre que l'"intérêt bien compris" dont Alexis de Tocqueville avait déjà parlé. Rien ne garantit, bien sûr, qu'un tel changement puisse effectivement avoir lieu. Les difficultés sont notoires tant du côté de la subjectivité que du côté de l'organisation sociale. Mais il est bon de ne pas oublier que c'est la même vieille histoire, qui accompagne la vie sociale elle-même depuis le début. Et pourtant, c'est la construction laborieuse, toujours partielle et instable, de nouveaux équilibres que chaque génération est appelée à réaliser. Echapper à la polarisation dualiste de ces deux termes qui constituent notre vie commune : soi et la société. La pandémie a révélé que c'est l'idée individualiste qui est idéologique : nous sommes toujours liés les uns aux autres, même si nous maintenons un espace de décision autonome qui, à son tour, produit des effects sur notre environnement. L'individuation de chaque personne individuelle est toujours l'individuation d'un groupe, car une psyché n'est jamais isolée de son environnement. Le nœud du problème est la redécouverte de cette relationnalité qui constitue les humains (des êtres en relation selon l'emphase de Simondon) et que la pandémie a rendu manifeste, voire physiquement perceptible. Un passage qui reste très difficile à comprendre et à métaboliser dans la société contemporaine, au point d'augmenter le risque d'un court-circuit entre individualisation-totalisation. Pourtant, c'est précisément ce saut épistémologique qui est nécessaire pour renforcer le potentiel de co-individuation dans la supersociété, évitant ainsi les dynamiques involutives auxquelles elle est structurellement exposée. La vérité, repensée dans un sens neghentropique, est la possibilité non seulement de métastabiliser et de transindividualiser les formes de connaissance, mais aussi d'ouvrir de nouvelles voies bifurcatives dans le cadre du processus d'exosomatisation (c'est-à-dire de développement technique). Où la bifurcation n'est pas seulement une question d'information, ni même seulement une question de savoir, ou de désir, ou de solutions techniques, ou de volonté, ou de simple espoir. Mais elle devient une praxis instituante. Ainsi, la supersociété contraint la vie sociale à une condition liminale potentiellement révolutionnaire : c'est-à-dire suspensive, interruptive, fatidique, inévitable, indéterminée et exigeant donc la conversion de notre regard. La voie à suivre ne peut donc pas être exclusivement individuelle, ni venir d'en haut, par le biais d'innovations politiques ou techniques (qui sont également nécessaires). Elle est plutôt le résultat de processus de co-individuation capables de construire un nouvel équilibre entre soi et la société. 9. Dans l'un des textes les plus lucides sur le sens et la signification du développement, Marta Nussbaum a formulé en quelques lignes l'agenda d'un futur possible : " créer [ensemble] un environnement dans lequel les personnes, individuellement et collectivement, sont en mesure de développer tout leur potentiel et ont une chance raisonnable de mener une vie productive et créative en accord avec leurs besoins et leurs intérêts " [2011 : 87]. Et en liant la capacitation au développement de la liberté, Amartya Sen affirme que "la liberté apparaît à la fois comme la fin première et le moyen premier du développement". Dans cette perspective, la capacitation est la base du dynamisme économique et de la croissance intégrale, et ne peut avoir lieu qu'au milieu de processus sociaux, culturels, institutionnels et techno-économiques spécifiques. C'est pourquoi nous ne pouvons en aucun cas considérer comme acquise la liberté, qui doit au contraire toujours être repensée et redessinée. C'est sur cette base que l'Occident doit faire un choix de civilisation. Décider si cela vaut encore la peine de parier sur la liberté (car il est clair, pour les raisons évoquées jusqu'à présent, qu'il n'est pas du tout certain que la liberté accompagne notre condition dans les années à venir). Il faut une liberté qualifiée qui ne se réduise pas à la liberté consumériste, aujourd'hui totalement inadaptée. Il faut une intelligence vivante et diffuse, capable de contrecarrer la "crétinisation de masse" et la "stupidité systémique". C'est un pas capital et, bien sûr, difficile : mais c'est précisément le nœud qu'il faut défaire pour tourner la page du XXe siècle et de son héritage problématique. Nous avons découvert combien il est important d'être libre. Combien il est important de lutter contre tout pouvoir constitué, contre toutes les traditions rigides, contre toutes les formes d'oppression et de manipulation. Nous devons maintenant reconnaître que le monde idéal n'est pas celui où rien d'autre n'existe que le moi et sa volonté de puissance. Car la liberté est donnée dans un contexte et, à son tour, elle recrée de nouveaux contextes. Qui peuvent à leur tour être libérateurs ou, au contraire, à l'origine de nouvelles oppressions et violences. Il est temps, comme l'écrivait déjà Simmel, de "retrouver, sur une base plus rigoureuse, l'unité perdue entre la nature et l'esprit, entre le mécanisme et le sens intérieur, entre l'objectivité scientifique et le sentiment de la valeur de la vie et des choses" (Simmel 2008:12). En termes politiques, cela implique de questionner le potentiel de nouvelles pratiques économiques, sociales, administratives capables de renforcer l'attention et l'affection, essentielles au processus d'individuation. Ce qui appelle une nouvelle réflexion sur les formes capables de soutenir l'individuation.