Mixing Culture
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Le terme DJ – ou parfois Deejay, ou encore “platiniste” comme le Journal Officiel a jugé bon de le recommander[1] – désigne une personne qui sélectionne et diffuse de la musique enregistrée à destination d’un public[2].
Utilisée pour la première fois en 1935 par le commentateur de radio américain Walter Winchell à propos de Martin Block[3], l’expression “disc jockey” est issue de la combinaison de disc, en référence au disque en tant que support d’enregistrement, et jockey, qui désigne en anglais un “machiniste”. En tant que verbe transitif, to jockey signifie “traiter ou manipuler (quelqu’un ou quelque chose) d’une manière habile”. Ainsi, au regard de son étymologie, un disc jockey désignerait donc une personne manipulant des disques avec plus ou moins d’habileté à l’aide de machines.
Il est amusant de noter que le mot jockey désigne également le cavalier montant des chevaux de course, renvoyant à l’expression française “être à cheval”, à la fois dans le sens “à cheval entre deux choses”, de part et d’autre, et “à cheval sur quelque chose” (Be on one’s high horse en anglais) : être exigent, pointilleux.
Cela nous amène à souligner deux aspects importants associés à la pratique du DJing, à savoir la notion d’entre deux, de lien, de transition, de passage entre deux éléments, et le fait que cette pratique implique souvent une certaine rigueur, notamment concernant le classement et l’archivage des différents matériaux sonores, qu’ils soient physiques ou numériques (voir II. 2. Organiser, classer).
Très en vogue ces dernières années dans le domaine de l’art, le mot curateur n’est autre que la francisation de l’expression anglo-saxonne curator désignant le commissaire d’exposition, dont l’activité consiste à concevoir des expositions (artistiques, historiques, scientifiques, etc.). Mais d’où vient la prépondérance actuelle de ce terme ? Derrière le simple effet de mode se cache une réalité étymologique des plus éclairante. En effet, le terme curator vient du latin curare, “s’occuper, prendre soin de”.
Mais selon Hans Ulrich Obrist – curateur, critique d’art et historien de l’art célèbre pour ses ouvrages de référence autour de la question du curating – ‹ le problème du mot “commissaire”, qui relève du vocabulaire policier, […] c’est l’idée d’un top-down master plan, qui ne laisse aucune possibilité pour l’auto-organisation. ›[4] Le curator serait donc celui qui prend soin d’un héritage culturel et artistique, pour le compte d’une institution (galerie, musée, archives, etc.) ou de manière indépendante – nous reviendrons sur ce point plus tard – ce qui est tout de même plus poétique et proche de la réalité du métier que la notion d’autorité quasi conservatrice que dégage son équivalent français commissaire d’exposition.
Aujourd’hui, l’emploi du terme “curateur” s’est considérablement élargit, embrassant à la fois le domaine de l’art et du web, où il est utilisé pour désigner les pratiques de curation de contenu (content curator) liées au développement des plates-formes de partage de contenu en ligne et des réseaux sociaux. Nous reviendrons sur ce point particulier dans la quatrième partie de ce chapitre.
‹ L’histoire du DJ commence avec celle de la radio. ›
— Ulf Poschardt
Ainsi commence la sous-partie ‹ Préhistoire › du livre d’Ulf Poschardt consacré à la culture DJ et dont je vais vous exposer ici un résumé dans le but de mettre en lumière le contexte de l’apparition de la figure du DJ et son évolution jusqu’aux années 1960 au travers de ses différents protagonistes. Libre au lecteur qui souhaiterait approfondir la question et obtenir plus de détails de s’en référer directement à l’ouvrage.[5]
Poschardt nous y décrit notamment comment Reginald A. Fessenden, ingénieur américain, devint en quelque sorte le premier DJ ‹ en diffusant à travers l’éther un enregistrement sur disque de Largo de Häendel ›, et ce en 1906, soit dix-huit ans après l’invention du disque par Émile Berliger et la découverte des ondes électromagnétiques par le physicien allemand Heinrish Hertz. ‹ S’il est possible de le considérer comme tel, c’est parce qu’il ne se contentait pas de passer des disques pour sa famille, ses amis ou des connaissances, mais il se servait d’un médium qui, s’il était encore loin de faire partie des massmedia, avait tout pour conquérir un public toujours plus large. […] Avant l’invention des clubs et des discothèques pendant la seconde guerre mondiale, la radio constituait le seul domaine d’activité des DJ. › (idem).
À partir de cette date, la radiodiffusion de disques ne cessa de croître et de conquérir de nouveaux adeptes. Nous pouvons citer ici quelques pionniers qui jouèrent un rôle central dans la conquête de la musique sur les ondes radiophoniques :
– Charles D. “Doc” Herold, qui dès janvier 1909, émettait depuis sa station de radio installée à San José un programme composé de discussions, d’informations et de diffusion de disques;
– Thomas E. Clark, qui, à la même époque, passait des disques pour les bateaux à vapeur du Lac Erié à Detroit qui étaient équipés en matériel de réception;
– le Dr Ellman B. Myers, premier DJ à temps plein qui, dès 1911, diffusait dix-huit heures de programme composé presque exclusivement de disques;
– sa femme Sybil M. True, première femme en charge d’un programme radiophonique en 1914 et par la même première DJ;
– le Dr Franck Conrad, qui durant la première guerre mondiale, animait un programme musical depuis son garage à Pittsburg. Ce dernier devint par ailleurs le fondateur et le premier directeur d’une station commerciale en 1920.
– Hans Bredow, ingénieur chez AEG et futur chef de la radio allemande, qui diffusa dans les tranchées une émission alternant musique sur disque et lectures monotones d’articles de journaux.
Ainsi, à partir du milieu des années 1920, la plupart des pays européens possédaient plusieurs stations de radio, mais c’était sans comparaison avec le nombre d’émetteurs présents sur le territoire américain : entre mars et novembre 1922, leur nombre passa de 60 à plus de 500, sans compter les centaines de stations amateurs qui fleurissaient un peu partout.
En 1926 et 1927, le nombre de disques diffusés à la radio s’accrut fortement et avec l’arrivée de la crise, de nombreuses stations importantes se rabattirent sur le disque car cela leur coûtait bien moins cher que de faire appel à un orchestre, pratique alors courante à l’époque. S’en suivirent plusieurs débats et batailles juridiques entre exploitants de grandes stations de radio, musiciens, DJ et représentants de l’industrie du disque, principalement autour des questions concernant le choix de la personne en charge de la mise en forme des programmes, le fait de diffuser de la musique enregistrée plutôt que de la musique jouée en live, ainsi que les droits de diffusion et d’auteurs.
Au début des années 1930, un nouveau format de radio encore existant de nos jours fit son apparition : le hit-parade. Le plus souvent présenté sous la forme d’un “Top 40”, il devait renforcer le rôle de “lanceur de disques” du DJ aux dépends de l’expression de ses goûts musicaux et son individualité. L’avènement du hit-parade et son important succès après des auditeurs eut des conséquences énormes sur la nature des morceaux que l’industrie musicale produisit à partir de cette époque. Le succès calculé d’un titre résidait en amont dans le respect de quelques règles de formatage – simplicité de la mélodie, paroles romantiques, divertissantes et/ou racontant une histoire intéressante, refrain de 32 mesures – et bien sur, en aval, dans la fréquence de diffusion sur les différentes stations radio de l’époque par leurs DJ respectifs.
C’est dans ce contexte qu’apparut les premiers DJ vedettes, remplaçants petit à petit les DJ anonymes des débuts. L’un des plus illustres fut sans doute Martin Block, un ancien représentant de commerce et habitué des stations de radio, qui travaillait à l’époque pour la petite station new-yorkaise WNEW. L’histoire veut qu’il connût un succès gigantesque auprès des auditeurs en copiant le concept de l’émission « The World’s Largest Make-Belive Ballroom » [Le plus grand bal imaginaire du monde] diffusée en 1932 sur les ondes de la station KFBW basée à Los Angeles et animée par certain Al Jarvis. Durant sa légendaire émission du 2 février 1935, alors qu’il attendait des nouvelles concernant le déroulement d’un important procès en cours, il diffusa des morceaux de Clyde McCoy en imitant, à l’instar d’Al Jarvis, le déroulement d’un concert, tout en tenant une conversation imaginaire avec le musicien, inventant du même coup un nouveau type d’animation mêlant à la fois show, journalisme et émission musicale.
Mais avant d’être DJ, Martin Block était avant tout une homme de publicité qui faisait instantanément grimper les ventes de n’importe quel produit dont il faisait la promotion durant son émission, grâce aux slogans qu’il écrivait fièrement lui-même. En présentant conjointement musique enregistrée, textes radiophoniques et annonces publicitaires, Block incarnait parfaitement la fusion de la réclame et de l’industrie de la culture qui caractérisa les années 1930. À la fois entertainer et représentant de commerce, il inspirait chez ses auditeurs une confiance quasi illimitée, accompagnée d’un profond sentiment de proximité et de familiarité.
Il fallut attendre les années 1940 pour voir l’émergence des premières stations de radio noires aux États-Unis. Elles diffusaient un mélange de rhythm and blues (R&B), de blues et de jazz, soutenant les labels noirs alors en plein développement. Pourtant souvent issues de la politique de ségrégation qui sévissait à l’époque, ces radios favorisèrent la naissance et le développement d’une identité afro-américaine positive durant les années qui suivirent, au travers de DJ emblématiques tels que Al Benson (WGES, Chicago), Lavanda “Dr Hepcat” Durst (KVET, Austin), Daddy-O-Daylie (WAIT puis WMAQ, Chicago), Rufus Thomas (WDIA, Memphis) ou encore Douglas “Jocko” Henderson (WOV, New-York). Chacun de ces DJ noirs possédait un style d’animation singulier et hautement expressif, mêlant langage quotidien, argot et langue inventée, plus tard récupéré par les premiers rappeurs au milieu des années 1970.
Les années 1950 furent marquées quant à elles par un DJ et son émission qui allait devenir l’une des plus célèbres de la radio américaine : Alan Freed et son fameux « Moon Dog Show ». Après avoir découvert le r&b en 1951, il comprit très vite l’engouement de la jeunesse pour se nouveau style de musique et proposa la semaine suivante au directeur de sa station d’en faire une nouvelle émission. Bien qu’attirant à ses débuts majoritairement un public afro-américain, le « Moon Dog Show » attira de plus en plus de blancs, fascinés par cette nouvelle musique dont l’arrivée dépassa complètement Martin Block qui vit sa popularité progressivement décliner à partir de cette époque. En s’appropriant le jargon des Noirs en imitant leur accent, Alan Freed devint alors le célèbre Moon Dog, expressionniste passionné, rebel et charmeur incarnant le prototype du hipster white negro [nègre blanc branché] ne faisant confiance qu’à son propre goût. La structure dramatique de son émission était complètement arbitraire et ne tenait compte ni de la popularité, ni de la vitesse, ni du sexe de l’auteur des chansons qu’il décidait de diffuser.
Profitant de sa position d’intermédiaire entre les annonceurs, les managers, les artistes et le public, Freed fit également figure de précurseur en s’impliquant dans l’organisation de concerts, ouvrant ainsi aux DJ un nouveau champ d’activité fructueux. En 1956, en véritable célébrité, il joua même son propre rôle à plusieurs reprises au cinéma dans des films sur le rock’n roll[6].
Si Martin Block avait été à la fois un sélectionneur de disques, un animateur, un publicitaire et un infatigable causeur, Alan Freed était en plus de cela un propagateur, un initiateur et le moteur d’un nouveau mouvement musical et d’une nouvelle culture rapidement adoptée par la jeunesse américaine. En retour, celle-ci lui accordait sa totale confiance. Dans le film de George Lucas American Graffiti sorti en 1973, le DJ apparaît, plus que tout autre, comme celui qui définit et forme le sens de l’existence de la jeunesse au travers de la musique, de son discours et de sa gestuelle.
Cependant, à la fin des années 1950, l’affaire des payola eut un impact conséquent sur le crédit accordé aux DJ par le public. Abréviation de “pay-to-play”, ce terme désignait les dessous de table qui leur étaient accordés pour la diffusion de tel ou tel morceau dans le but de faire grimper les ventes. Au delà du scandale, l’apparition des premiers cas de payola révéla clairement que les DJ disposaient d’un réel pouvoir, d’une forte influence et d’un grand charisme auprès de leurs auditeurs.
Cela, Murray Kaufman, alias Murray the K, l’avait parfaitement compris ; si bien qu’il allait devenir le premier DJ comparable à une véritable pop star en terme d’image. Durant son émission « The Swingin’ Soirée », diffusée depuis New-York sur WINS à partir de 1958, il s’adonnait à de véritables performances sonores et linguistiques, enchaînant les morceaux en alternant effets sonores stockés sur bandes magnétiques et incantations absurdes hurlées dans son propre langage – le “meussuray” comme le désignait Rick Sklar, son directeur de programme. Dans les années 1960, l’auteur américain Tom Wolfe dira de lui : ‹ C’était vraisemblablement lui le plus hystérique des disc-jockeys historiques […]. Murray the K ne fonctionne pas selon une logique artistotélicienne. Il fonctionne selon la logique symbolique. › Seule l’énergie comptait.
Murray the K fit également figure de précurseur en soutenant que le DJ devait constamment révolutionner la façon dont ils présentaient la musique s’il voulait accompagner l’explosion de celle-ci. Et c’est donc logiquement que son style se mit à être copié un peu partout dans une course folle au titre de DJ le plus survolté et déjanté de la radio, tandis qu’il allait entrer au panthéon de la culture pop le 7 février 1964 suite à une conférence de presse où il se mit le groupe de Liverpool dans la poche grâce à une véritable démonstration de style, marquant le début d’une intime relation avec les quatre membres du groupe, relation qui lui vaudra d'ailleurs le surnom de “cinquième Beatles” par l’auteur américain Tom Wolfe dans son essai éponyme paru en 1965.
L’analyse de cette préhistoire du DJing que nous dépeint Ulf Poschardt nous montre la transformation progressive du rôle du DJ et de son impact sur la société américaine au cours des six premières décennies du XXe siècle. Du DJ-ingénieur originel que fut Reginald A. Fessenden, on passa au DJ-radioamateur qui perdura jusque dans les années 1920. Puis au début des années 1930, le DJ-lanceur-de-disque-anonyme des hit-parades devint le DJ-vedette-entertainer-commercial en la personne de Martin Block. À partir des années 40, les DJ noirs inventèrent le DJ-rappeur-subversif, repris dans les années 50 par Alan Freed qui le transforma en DJ-expressioniste-organisateur-de-soirées-propagateur-de-tendance, qui devint à son tour le DJ-hystérique-déjanté-superstar du début des années 1960 incarné par Murray the K, tissant la toile de fond sonore et mentale de la jeunesse américaine de l’époque.
La fin des années 1960 marqua un tournant décisif dans l’histoire de la culture des États-Unis : sous la présidence de Richard Nixon, dans un contexte de crise civile (guerre du Viêt-Nam, émeutes, attentats), les tendances musicales se radicalisèrent : d’un côté, un courant conformiste grand public se forma, et de l’autre, une scène underground de gauche rebelle et critique, avec en marge de cela, des groupes de minorités – notamment noires et gay – possédant chacune leurs labels, leurs DJ et leurs lieux de prédilection.
Dans cette partie, nous allons nous intéresser aux grandes évolutions dans la façon de concevoir des expositions artistiques en occident à partir du XVIe siècle jusqu’aux années 1960. Sans prétendre retracer l’histoire de l’exposition d’Art dans son ensemble, nous essayerons d’en cerner les origines ainsi que les principales tendances en nous appuyant sur quelques exemples historiques choisis, dans le but de mettre en perspective les différentes approches curatoriales qui virent le jour par la suite.
Une exposition artistique consiste de manière générale à présenter des œuvres d’art au sein d’un espace à un public durant un certain laps de temps. Le concept d’exposition trouve ses origines à la Renaissance. En effet, durant cette période de redécouverte de l’Antiquité, quelques humanistes, princes et autres bourgeois italiens se mirent à collectionner les vestiges de cette période (colonnes, statues, vases, fragments gravés, médailles) auxquelles vinrent s’ajouter des portraits d’hommes illustres de l’époque. Paul Jove, médecin, historien et ecclésiastique italien, fut le premier en 1521 à décider d’exposer sa collection de pièces et de 400 portraits, dans une maison construite pour l’occasion ; maison qu’il décidera d’appeler “musée”, en référence au museion de l’Antiquité.[7] À partir de cette date, les collections et les musées se multiplièrent dans toute l’Europe.
S’en suivit alors jusqu’au XVIIIe siècle l’âge d’or des cabinets de curiosité. Il s’agissait de lieux ‹ où étaient entreposés et exposés des objets collectionnés, avec un certain goût pour l’hétéroclisme et l’inédit ›.[8] Leur apparition en Europe au milieu du XVIe siècle coïncide avec la période des grandes découvertes qui enrichirent les collections de l’époque d’une multitude d’objets exotiques et d’instruments scientifiques.
Frontispice de Musei Wormiani Historia montrant
l’intérieur du cabinet de curiosités de Ole Worm, 1655.
D’abord privés et principalement fréquentés par des savants et des princes, les cabinets de curiosités s’ouvrirent progressivement au public à partir de 1671 ; le Cabinet d’Amerbach de Bâle faisant alors figure de pionnier en la matière. Les objets présentés dans ces cabinets, parfois inventoriés sous forme de catalogues illustrés à destination des savants européens, pouvaient être répartis en quatre grandes catégories[9] :
— artificialia : objets créés ou modifiés par l’Homme (antiquités, œuvres d'art) ;
— naturalia : créatures et objets naturels (avec un intérêt particulier pour les monstres) ;
— exotica : plantes et animaux exotiques ;
— scientifica : instruments scientifiques.
Lieu, collection, catégorisation, sélection, goût, catalogue… nombre de composants liés à la conception d’une exposition étaient déjà bel et bien présents dans ces cabinets de curiosités. Il faudra cependant attendre 1667 pour que se tienne à Paris la première véritable exposition artistique ouverte au public organisée par l’Académie royale de peinture et de sculpture au Palais-Royal.[10] Les œuvres qui y étaient montrées constituaient un panel représentatif de l’art officiel de l’époque qui s’appuyait sur la hiérarchie des Genres[11], héritée de l’Antiquité.
À partir de 1725, le terme de “Salons” fit son apparition – en référence au Salon carré du Louvre – pour désigner ce type d’exposition où les Académiciens présentaient leur œuvres au public. La fréquence de ces salons était relativement irrégulière jusqu’en 1737 où ils devinrent annuels, puis bisannuels en 1747, contribuant ainsi à l’émergence d’un espace critique public et international. Cependant, le fait que la sélection des œuvres soit faite par un jury désigné par les membres de l’Académie, eux-mêmes admis par d’anciens membres selon un système hiérarchique bien en place, amena en contrepartie à une standardisation stylistique chez les artistes de l’époque qui souhaitaient obtenir la reconnaissance de leurs pairs et du public.
Effectuons à présent volontairement un saut de plus d’un siècle jusqu’en 1863, pour évoquer le Salon des refusés. Autorisée par Napoléon III, cette exposition unique en son genre organisée en réaction et ce dictât officiel devenu abusif et stérile, se tint à Paris au Palais de l’Industrie, où elle déclencha l’une des polémiques les plus violentes de l’histoire de l'art du XIXe siècle. Dans la préface du catalogue édité pour l’occasion ‹ en dehors de toute spéculation de librairie, par les soins du comité des artistes refusés par le jury d’admission ›,[12] le terme de “contre-exposition” est employé à deux reprises. Le Salon des refusés, première manifestation d’une forme de contre-culture ? Ce qui est certain, c’est qu’il préfigura toutes les expositions indépendantes qui suivirent, telles que le Salon des artistes indépendants initié en 1884 et dont la devise on ne peut plus explicite “Sans jury ni récompenses” illustre parfaitement le désir d'émancipation libertaire d’une partie grandissante des artistes de l’époque.
Nouvelle ellipse, pour nous attarder à présent sur le cas de l’Armory Show qui eut lieu à New York en 1913. Regroupant à la fois arts décoratifs, peintures, aquarelles, dessins et sculptures des mouvements d’avant-garde des États-Unis et d’Europe (cubisme, fauvisme et impressionnisme principalement), elle constitue la première grande exposition internationale d’art moderne en Amérique. Si cette exposition déclencha elle aussi une vive réaction de la critique et de l’autorité alors en place, c’est surtout pour parler de son organisation de l’espace d’exposition que nous l’évoquerons ici.
Penchons nous un instant sur le plan de l’exposition :
Galerie | Titre |
---|---|
A | American Sculpture and Decorative Art |
B | American Paintings and Sculpture |
C–F | American Paintings |
G | English, Irish and German Paintings and Drawings |
H, I | French Paintings and Sculpture |
J | French Paintings, Water Colors and Drawings |
K | French and American Water Colors, Drawings, etc. |
L | American Water Colors, Drawings, etc. |
M | American Paintings |
N | American Paintings and Sculpture |
O | French Paintings |
P | French, English, Dutch and American Paintings |
Q | French Paintings |
R | French, English and Swiss Paintings |
On y voit un espace légèrement plus long que large, divisé symétriquement en dix-huit galeries. Chacune de ces galeries correspond à un regroupement d’œuvres classées selon leur medium et leur zone géographique. Ces différentes galeries sont délimitées par des parois, et l’absence ponctuelle de ces dernières constitue des “portes” permettant la circulation d’une galerie à une autre : la galerie C n’est par exemple accessible qu’en venant de la B ou de la D. L’entrée se faisant forcément par la galerie A, il semblerait que le visiteur puisse à sa guise soit s’en tenir à une sorte de parcours officiel que semble induire l’organisation ordonnée des galeries (A, B, C, etc.), soit décider de suivre son propre parcours artistique à travers l’Europe et les États-Unis en accédant directement aux galeries N, P ou R.
L’étude du plan de cette exposition révèle d’une certaine manière l’approche curatoriale et muséographique de ces concepteurs que furent Walt Kuhn, Walter Pach, et Arthur B. Davies : si l’on peut saluer, de notre point de vue d’aujourd’hui, leur volonté évidente de rapprocher des œuvres issues de contextes géographiques et artistiques différents, l’agencement de l’espace selon un principe rigide de cases – la parfaite symétrie du plan est frappante – “cloisonne” irrémédiablement les œuvres qu’elles contiennent. Cela dit, les espaces, de par leur importante superficie, restent malgré tout suffisamment ouverts pour permettre la libre circulation du visiteur,[13] celui-ci passant ainsi d’un pays et/ou d’un medium à un autre, tentant de repérer les divergences et les motifs récurrents entre les œuvres.
À partir des années 1920, certaines expositions commencèrent à intégrer la participation du visiteur comme élément central de leur dispositif, marquant ainsi une rupture avec les espaces d’observation passifs du début du siècle tels que les dioramas et les panoramas, et préfigurant par là même la notion d’art interactif.
(gauche) Frederick Kiesler, Exhibition of New Theater Technique, Konzerthaus, Vienne, 1924
(droite) Lissitzky, Abstract Cabinet, Landesmuseum, Hannover, 1927–1928
Pour son Exhibition of New Theater Technique, Frederick Kiesler inventa une nouvelle méthode de monstration à la fois mobile, interchangeable et flexible, et constituée de modules en forme de L et de T. Le dispositif d’exposition était pensé en tant que système, pouvant s’adapter à toute sorte de demande, indépendamment de son lieu d’accueil. Kiesler basait son travail sur l’interactivité entre l’observateur, l’art et le contexte spatial, afin de créer une continuité spatiale interrelationnelle entre les œuvres exposées.
Le Provinzial-Museum d’Hanovre en Allemagne (qui devint par la suite le Landesmuseum) poussa encore plus loin la réflexion autour de la conception et de la perception de l’espace sous la direction d’Alexander Dorner entre 1923 et 1936. Selon lui, ‹ les musées devaient être des Kraftwerke, des centrales dynamiques capables de changements spontanés. ›[14] Au sein du Provinzial-Museum, Dorner souhaitait ‹ montrer le développement de l’art comme une chaîne de “chambres atmosphériques” [Atmosphere Rooms]. Il adopta un principe non seulement chronologique, mais aussi évolutionniste, comme fondement de la narration de l’exposition du musée. Chaque époque, période ou style serait confiné dans ses propres pièces spécialement colorées et conçues à cet effet, présentant non seulement des artefacts, mais plongeant le visiteur dans une expérience visuelle totale. En marchant d’une salle à une autre, en suivant une chronologie progressive, le visiteur serait en mesure de voir et d’expérimenter toute l’histoire de l’art comme une progression de styles depuis le début de la civilisation jusqu’à nos jours. La salle la plus célèbre est devenue celle consacrée à l’art abstrait conçue par l’artiste et designer constructiviste El Lissitzky. Suite à la conception par ce dernier d’une salle spéciale pour l’art abstrait pour l’Internationale Kunstausstellung [Exposition Internationale d’Art] de 1926, Dorner pensa à lui demander de faire quelque chose de semblable, mais cette fois en tant qu’installation permanente au musée d’Hanovre. Le résultat de cette idée fut l’Abstract Cabinet (Kabinett Abstrakten), inauguré en 1928. ›[15] Avec ce projet plus idéologique que fonctionnel, Lissitzky souhaitait faciliter l’exposition de nombreuses œuvres dans un espace restreint. Il imagina alors un espace modulaire au sein duquel le visiteur serait véritablement impliqué corporellement.
D’autres importantes expositions marquèrent ensuite les années 30 et 40. Je pense ici notamment à la célèbre International Surrealist Exhibition qui se tint à Londres en 1936, ou encore à l’exposition de Frederick Kiesler Art of this Century,[16] organisée à New York 1942. S’il y aurait beaucoup à dire à leur sujet, je préfère, afin d’éviter d’être submerger par trop d’exemples historiques, passer directement aux années 50 et concentrer mon analyse sur la documenta 1 qui eut lieu en 1955.
[images]
documenta 1, Cassel, 1955
Créée par le peintre et professeur d’art Arnold Bode (1900–1977), cette première édition de la documenta – désormais célèbre exposition d’art moderne et contemporain se tenant tous les cinq ans à Kassel en Allemagne (la prochaine et quatorzième édition aura lieu en 2017) – avait pour but de permettre au public allemand de se réconcilier avec l’art moderne international après les années de dictature nazie.[17]
Avec la documenta 1, Arnold Bode pensa l’exposition en tant que medium à part entière. Rien d’étonnant à cela puisqu’il en était simultanément l’organisateur et le scénographe, le choix des œuvres appartenant davantage à son associé Werner Haftmann, historien de l’art moderne. Il conçu ainsi une mise en scène assez innovante pour l’époque, constituée de panneaux légers en plastique noir et blanc venant habiller ponctuellement les murs nus encore brutes du Friericianum Museum récemment rénové, jouant notamment avec le rapport entre les œuvres et le fond devant lequel elles étaient exposées (voir images).
Les risques ainsi pris concernant la possible incompréhension du dispositif auprès du public permit d’établir de nouvelles relations entre les œuvres, dans ce que Roger M. Buergel (directeur artistique de la documenta 12, organisateur d’exposition et auteur) appelle avec un regard contemporain, une ‹ éthique et une esthétique de la coexistence ›.[18] Coexistence harmonieuse entre le classicisme de l’architecture du bâtiment et le dépouillement de son intérieur, entre l’espace, les œuvres et l’audience. Malgré une approche historique comme point de départ, les choix de mise en scène permettent de ré-ouvrir les œuvres à la sensibilité stimulée des visiteurs, d’établir entre les deux une ‹ collaboration sensorielle qui [les] conduit sur eux-mêmes et les relie à une réalité qu’ils sont incapables de saisir. Une réalité dans laquelle il n’y a pas de frontières ou points fixes de référence, sans début ni fin, une réalité où, pour le dire simplement, les relations sujet-objet sont soumises à examen. ›[19]
Au regard de ce tour d’horizon accéléré des débuts de l’histoire de l’exposition artistique, nous voyons déjà émerger différentes pratiques singulières, rattachées aux idéologies et visions de l’art de leur organisateur respectif. Comme le souligne Jérôme Glicenstein dans son article « Qu’est-ce que le “style” d’un commissaire d’exposition ? », ces différents ‹ styles › d’exposition peuvent être observés en fonction du domaine d’activité dont est issue leur organisateur.
Ainsi, avant les années 1960, la plupart des commissaires possédaient un background de conservateur et/ou historien de l’art, ‹ s’intéressant généralement davantage à la qualité du choix de ce qui est présenté et à la rédaction de textes scientifiques d’accompagnement qu’à la scénographie ou à la médiation non verbale ›,[20] et dont les genres favoris étaient la monographie, la rétrospective, l’exposition consacrée à un certain contexte historique, ou encore l’exposition transhistorique.
Nous avons vu également qu’un style d’exposition plus scénographiques avait vu le jour à partir des années 1920, avec par exemple les dispositifs muséographiques novateurs pensés par Kiesler et El Lissitzky. Ce type de commissaires issus du champs du design et/ou de l’architecture ‹ considère [l’exposition] comme prioritairement dépendante d’une expérience visuelle et spatiale ›,[^26] et sont donc parfois moins exigeants ‹ en terme de médiation et d’exactitude historique. Il s’agit surtout d’un jeu avec la perception de l’espace, ›[21] où le visiteur est pleinement invité à prendre part au dispositif.
Poursuivons à présent notre périple dans le temps en nous attardant sur les années 1960, décennie qui marqua un tournant décisif dans l'émancipation du DJ et du curateur.
Dans le chapitre concernant les pratiques et l’histoire du DJ de son ouvrage en ligne La musique électronique, Jean-Yves Leloup s’attarde un instant sur les DJ pionniers du mouvement disco. Cette tendance musicale, apparue à la fin des années 1970, modifia profondément la pratique du DJ, en posant les bases de la technique de mix à l’aide de platines vinyles ; et ce bien avant que les premiers DJ hip-hop Kool – DJ Herc, Grandmaster Flash et Afrika Bambaataa – ne s’approprient cette technique à partir de 1973.
Le premier DJ à développer cette technique novatrice fut Terry Noel. En effet, dès 1965, alors DJ dans différents clubs de New-York (Arthur, Ondine ou Salvation) ‹ il commence à mixer ensemble différents disques de soul, de rock et de pop, à l’aide de deux ou trois platines vinyles ›. Dans une interview, Terry Noel se souvient :
‹ Il s’agissait pour moi de ne pas perdre le rythme. Je voulais que le public ne puisse pas se rendre compte du passage d’un titre musical à un autre. Souvent, les gens venaient me voir et me disaient : « j’étais en train d’écouter les Mamas and Papas, et maintenant j’écoute les Rolling Stones, et je ne me suis aucunement aperçu de la transition entre les deux titres. » Je travaillais particulièrement sur ces transitions, j’essayais plein de techniques différentes, en essayant toujours de garder le même tempo (…). À partir d’un moment, j’ai réussi à mélanger deux disques ensemble. Je jouais par exemple sur une platine, « Foxy Lady » de Jimi Hendrix, et sur l’autre, un a capella des Beatles. J’essayais toujours de nouvelles combinaisons. Je ne voulais pas me répéter. J’innovais constamment. J’essayais de mélanger ceci avec cela, lancer une séquence musicale à un instant précis, à laquelle je rajoutais une autre partie musicale à l’aide d’une troisième platine vinyle. Il s’agissait à l’aide de deux platines de maintenir un rythme, un flux continu, sur lequel je venais rajouter à l’aide d’une troisième, un riff de guitare par exemple, ou d’autres éléments mélodiques. ›[22]
Au travers de ce témoignage, on distingue nettement le glissement opéré par Terry Noel entre le simple fait d’enchaîner des tubes les uns à la suite des autres et celui d’envisager leurs transitions de manière créative. Il est intéressant de souligner que Terry Noel entra de le monde du DJing par la porte de la danse – il remporta en effet un concours organisé par le Peppermint Lounge en 1961 qui lui valu d’y être embauché. Il ne fait aucun doute que sans cette passion pour la danse, Terry Noel n’aurait peut-être jamais pensé à développer cet aspect du mix consistant à ne pas interrompre le beat, cette pulsation régulière plus ou moins rapide et quasi hypnotique sur laquelle se synchronisent les danseurs. Et il ne s’agit certainement pas d’un hasard si Francis Grasso, celui qui allait lui succéder au Salvation, fit également ses débuts comme danseur.
Francis Grasso est souvent considéré comme ‹ le premier à faire du DJ un auteur / artiste / idole ›.[23] Mais quels sont les éléments nous permettant de lui attribuer un tel statut, celui d’auteur ? (voir à ce sujet III.1. La question de l’auteur) Ou autrement dit, en quoi sa démarche fait-elle œuvre ? À en croire le Petit Robert, un auteur (du latin auctor, “celui qui accroît (augere), qui fonde”) est ‹ une personne qui est la première cause d’une chose, à l’origine d’une chose ›. Dans ce cas, de quoi Grasso est-il à l’origine, de quoi est-il le fondateur ?
Beaucoup de spécialistes voient en Grasso le père de la culture DJ moderne[^30]. En perfectionnant le style de mix initié par Terry Noel, il ouvrit la voie au DJing de club tel qu’il se pratique encore de nos jours. Il fut par exemple à l’origine du slip cueing, technique consistant ‹ à retenir le disque avec le pouce sur le platine en rotation pour le libérer au moment précis où s’achève le beat du morceau précédent ›,[24] en utilisant une feutrine (slipmat) entre la platine et le vinyle pour limiter la résistance due aux frottements. Autre exemple, il fut le premier DJ à exploiter le régulateur de vitesse (pitcher) présent sur les platines Thorens 125 MkII qu’il utilisait à l’époque, lui permettant ainsi de ‹ coordonner avec une très grande précision la vitesse de deux disques pour pouvoir les mixer ensemble. ›[25]. Il fut également le premier à employer la fonction de pré-écoute au casque offerte par la console de mixage, parvenant ainsi ‹ à enchaîner harmonieusement des morceaux isolés ›[26]. Ces différentes avancées marquèrent le début de la longue et complexe généalogie de l’impact de la technologie sur la pratique du mix et son processus créatif, et plus largement sur l’ensemble de la musique électronique.
Grâce à ces différentes innovations essentiellement liées à l’usage du matériel qu’il employait et au travers de ces performances scéniques, Grasso transforma la pratique du mix en une pratique narrative possédant une véritable structure dramatique qui lui permettait d’influer en direct sur ses danseurs. Cependant, ‹ Francis Grosso (sic) ne s’est jamais considéré comme un artiste, mais comme quelqu’un qui, en passant des disques et en les mixant, parvient à concrétiser ses idées. ›[27]
Cette figure du metteur en scène, voire du dramaturge, Elie During (chercheur en philosophie) l’emploie pour désigner l’une des figures du curateur qu’il identifie dans sa tentative de catégorisation des grands paradigmes liés à cette pratique.[28] Associée ‹ au motif de la performance ›, on la retrouve notamment chez un certain Harald Szeeman.
Harald Szeeman
‹ Pour moi, faire des expositions, c’est écrire des histoires toujours un peu plus compliquées. C’est un moyen d’expression. ›
— Harald Szeeman
Originaire de Suisse, Harald Szeeman (1933–2005) se définissait lui-même comme un ‹ faiseur d’expositions › (Ausstellungsmacher). Paul Ardenne (commissaire, critique d’art et muséologue français) le cite en exemple dans l’un de ses articles pour illustrer la figure du commissaire conceptuel, héritier du modèle commissarial du début du XXe siècle : ‹ autour [de lui] et par [lui] se voient réunis des artistes que lie un fil rouge créatif, une même sensibilité poétique et esthétique, qu’[il] élabor[e] et raffin[e] intellectuellement. ›[36] Dans le livre A Brief History of Curating d’Hans Ulrich Obrist, Szeeman est décrit en introduction comme étant ‹ plus un prestidigitateur qu’un curateur – simultanément archiviste, conservateur, gestionnaire d’art, officier de presse, comptable, et par-dessus tout, complice des artistes. ›[29] Son parcours nous intéresse tout particulièrement car il nous éclaire à lui seul sur la transformation du métier de curateur qui s’effectua à la fin des années 1960.
Ce passage historique s’effectua en 1969, lorsque Szeeman déclara son indépendance en démissionnant dans sa fonction de directeur de la Kunsthalle de Berne, après s’y être construit une solide réputation tout au long des huit années qu’il passa à sa tête et durant lesquelles il y conçut pas moins d’une douzaine d’expositions par an. En 1969 donc, il y organisa l’exposition When Attitudes Become Form (Quand les attitudes deviennent formes) qui rassemblait pour la première fois en Europe soixante-neuf artistes européens et américains issus du post-minimalisme et de l’art conceptuel. Cette exposition manifeste marqua un véritable tournant dans la carrière de Szeeman, et dans l’histoire de l’art moderne en général. ‹ La Kunsthalle était devenue un véritable laboratoire et un nouveau style d’exposition était né—celui de chaos structuré. ›[30] Comme il le dit lui-même dans un entretien avec Jean-Yves Jouannais, il s’agissait de ‹ mettre l’accent sur le processus plutôt que sur l’expérience ›.[31] Cette volonté fut d’ailleurs clairement explicitée au travers du sous-titre de l’exposition : Works, Concepts, Processes, Situations, Information [Œuvres, Concepts, Processus, Situations, Information].
En créant, suite à cette exposition, l’Agence pour le travail intellectuel à la demande (Agentur für geistige Gastarbeit) – structure sans véritable existence juridique qui restera le symbole de sa carrière – Szeeman invente en quelque sorte le statut de curateur-critique freelance. L’Agence ‹ englobe toutes [ses] activités ainsi que ses outils et son lieu de travail. Mais surtout elle accompagne ce choix définitif de ne plus travailler à la direction d’un lieu. Désormais Szeeman travaille dans et pour son Agence en proposant des projets aux institutions, ses clients. ›[32] Cette structure sans précédent, de par sa légèreté et son indépendance, propose une alternative ‹ aux lourdeurs organisationnelles des musées ›,[33] et permettra à Szeeman d’être plus flexible, plus réactif et plus efficace dans son travail, mais surtout d’être plus proche des artistes.
Si Harald Szeeman fut le premier à se proclamer curateur indépendant, toute une génération de curateurs expérimentèrent à la même époque de nouvelles approches formelles et conceptuelles au travers de leurs expositions respectives : Germano Celant, Lucy R. Lippard, Seth Siegelaub, Wim Beeren, Jennifer Licht, Kynaston McShine (détails des expositions p. 16). En recontextualisant des scènes contemporaines divergentes au sein d’expositions collectives internationales, ces différentes manifestations permirent à la fois aux artistes exposés et à leurs curateurs d’acquérir une importante notoriété à l’échelle planétaire. Dans son ouvrage The Culture of Curating and the Curating of Culture, Paul O’Neill résume en ces mots l’approche curatoriale alors dominante à la fin des années 1960 :
‹ La production curatoriale consistait alors à regrouper des œuvres et des artistes dont les préoccupations semblaient apparentées, conduisant ainsi au traitement de la forme de l’exposition en tant que medium à part entière. En d’autres termes, l’exposition devint clairement identifiée à son concepteur, ou au style de la signature de son curateur-producteur et par sa capacité à contextualiser un ensemble d’œuvres au sein d’une même entité. Dans la majorité des cas, la plupart des œuvres étaient créées par et pour l’exposition, avec d’importantes conséquences pour le statu à la fois des œuvres et des expositions. Comme l’écrit Irene Calderoni, « Cela s’est traduit par l'émergence d’une prise de conscience de la centralité de la présentation de l’œuvre, ainsi que l’idée que l’œuvre d’art opère en fonction de, et est limitée à, ce lieu et ce moment. »[34] Autrement dit, les artistes et les curateurs étaient sciemment impliqués dans un processus parallèle de conception et d’organisation dans une optique d’accrochage futur, avec l’éventuelle exposition comme résultat de ce travail […] ›[35]
Les productions artistiques de cette période étant de plus en plus radicales, conceptuelles et inséparables du discours de leur créateurs – leur manifestation formelle passant au second plan vis-à-vis de l’idée sous-jacente – le rôle de curateur se confondit progressivement avec celui de médiateur. Seth Siegelaub va plus loin en affirmant que ‹ les différentes catégories du monde de l’art s’effondrèrent à cette époque : l’idée de galeriste, de curateur, d’artiste-curateur, de critique-écrivain, de peintre-écrivain, toutes ces catégories étaient devenues floues, moins claires. ›[36] Il va même jusqu’à parler de ‹ démystification › à propos de ce nouveau processus en matière de production d’exposition, dans le sens où, au cours de celui-ci, ‹ les curateurs et les artistes tentaient de comprendre et d’être conscient des [leurs] actions ›, afin de révéler et d’évaluer ‹ les structures cachées du monde l’art ›.
Dans une interview avec Paul O’Neill datant de 2005, Lawrence Weiner souligne le fait que, dans ce contexte où la médiation de l’art par les curateurs était devenue presque aussi importante que la production même des œuvres par les artistes, ces derniers se mirent naturellement à chercher à collaborer avec des curateurs qui comprenaient leur travail, sans pour autant nécessairement être en accord avec celui-ci, afin qu’ils ne le trahissent pas lors de sa présentation.
C’est ainsi que durant les années 1970 émergea ce que Paul Ardenne nomme le commissaire partenaire, représenté notamment par Rudi Fuchs, Eddy de Wilde, Jan Hoet ou encore Jean-Louis Froment : ‹ souvent directeur d’un musée ou d’une structure d’exposition influente, celui-ci soutient avec énergie la création vivante. […] La théorisation n’est pas [son] fort. Lui importe en premier lieu une relation d’exception, solidaire et fraternelle, avec l’artiste.›
Mais revenons un moment à Harald Szeeman pour évoquer l’autre grande exposition majeure de sa carrière : la documenta de 1972. Avec cette cinquième édition intitulée Questioning Reality, Pictorial Worlds Today, Szeeman ‹ voulait retracer une trajectoire de la mimésis ›[37] en se basant sur ‹ l’idée des trois réalités de l’image, formulée par Bazon Brock, depuis le réalisme jusqu’à l’art conceptuel, en passant par le kitsch, la publicité, l’imagerie religieuse, l’art des fous. ›[38] Le visiteur passait ainsi d’un genre à un autre, d’images artistiques à des images considérées a priori comme non artistiques, dans un va-et-vient permanent entre le réalité de l’image et l’image de la réalité. ‹ Le résultat était un équilibre entre œuvres statiques et œuvres en mouvement, entre immenses installations et petites œuvres, plus délicates. ›[39]
L’exposition fut cependant fortement contestée notamment par la presse allemande et par certains artistes. Daniel Buren affirma même à l’époque, à propos du pouvoir attribué aux organisateurs d’expositions, que ‹ les curateurs devenaient des super-artistes qui utilisaient les œuvres comme autant de coups de pinceau dans un immense tableau ›.[40] ‹ Ce que je fais, depuis 1972, c’est plutôt un travail atmosphérique ›, se défendra Szeeman dans une interview publiée dans le magazine artpress en novembre 1984. ‹ Je veux toujours tout mettre ; je suis donc amené à faire entrer beaucoup de réflexion dans l’exposition et bien sûr cette réflexion s’y perd. Mais je crois que l’expérience que l’on a d’une image pendant des années, et les nouvelles couches de signification que l’on y découvre en travaillant avec elle, devraient finalement se manifester dans l’accrochage, pas dans la didactique qui accompagne l’exposition. Au fond, c’est cela l’aventure. ›
À la fin des années 1970, Chicago fut le berceau de l’une des révolutions artistiques les plus importantes de la musique électronique : la house music. Né en réaction aux impasses musicales du disco alors arrivé à épuisement, ce mouvement musical fut initié, tout comme le disco et le hip-hop, principalement par des DJ. Ces DJ – les membres du collectif Hot Mix 5 fondé par Farley Keith, et des DJ de club tels que Marshall Jefferson, Ron Hardy et Frankie Knuckles en tête – jouaient à l’époque un mélange de dance music, de hip hop, d’electro funk, mais également de musique pop électronique de groupes comme Kraftwerk ou Yellow Magic Orchestra, et de boogie, une variante dansante du r&b.
Sans rentrer dans les détails de la genèse complexe et controversée de ce mouvement, un de ses aspects les plus intéressants pour nous fut le fait que certains de ces DJ de Chicago et de New York se mirent à concevoir et jouer leur propres versions (edits) de leurs morceaux (tracks)[41] favoris, en se focalisant sur les parties les plus propices au dancefloor de ces derniers. Ils employaient pour cela une technologie primitive composée de bandes magnétiques (tapes), de boites à rythmes (drum machines) et autres instruments électroniques rythmiques et mélodiques.
‹ Tous les DJ et les producteurs qui voulaient savoir si leur morceau fonctionnait venaient le déposer chez [Frankie] Knuckles, qui le jouait alors au Warehouse ou au Powerplant […]. Les morceaux que Knuckles ne voulait pas jouer n’avaient aucun avenir, et ceux qui parvenaient à faire danser les gens sortaient sur vinyle au plus tard six mois après. ›[42]
On peut ainsi considérer la house comme étant à l’origine de la collaboration étroite entre DJ et producteurs – au sens anglais de producer, créateur de musique instrumentale.
L’arrivée de ce que Paul Ardenne appelle le cultural industry curator dans les années 1980–90 marqua un important tournant dans le rôle attribué au curateur. À une époque où biennales et musées d’art contemporains connaissent une importante augmentation en terme de fréquentation, ce nouveau type de curateur, toujours selon Paul Ardenne, ‹ se définit tant par ses compétences en art que par son potentiel de communicant et devient de plus en plus influent avec le renforcement de l’industrie culturelle. […]
Une de ces excroissances est représentée par le curateur artiste. Celui-là se proclame “auteur d’exposition” et se présente au monde de l’art moins comme un artistique que comme un surréaliste élaborant une esthétique personnelle en détournant à son profit la création d’artistes instrumentalisés […]. Revendiquant une “vision” de l’art, le curateur artiste s’appuie sur un réseau médiatique constitué et se veut prescripteur. ›[43]
On peut citer ici à titre d’exemple les américains Tracia Collins et Richard Milazzo – plus connus sous leur nom abrégé Collins & Milazzo – qui débutèrent leur carrière en tant que curateurs à New York en 1984 avec leur exposition Civilization and the Landscape of Discontent.
‹ C’est vers 1987 que commença la domination mondiale du DJ. Avec le disco, le hip-hop et la house, toutes les formes importantes de musique dancefloor s’étaient déjà développées. ›[44] Cette année fut notamment marquée par la sortie de « Pump Up The Volume »[45] du groupe M/A/R/R/S. Fruit de la collaboration de trois DJ (Martin “Colourbox” Young, C.J. Mackintosh et Dave Dorell) et du duo britannique de rock expérimental A.R. Kane, ce morceau entièrement ‹ bricolé à partir de samples sauvages › transforma radicalement le monde de la pop, de par l’approche inédite qu’adoptèrent ses créateurs.
En effet, ‹ les DJ utilisèrent A.R. Kane presque comme des parasites, n’y prélevant que ce qui les y intéressaient : le son organiquement chaud des guitares à leur niveau maximal d’énergie. ›[46] D’une certaine manière, « Pump Up The Volume » ‹ était un détournement sur lequel on pouvait danser ›,[55] s’appropriant sans le savoir les concepts énoncés trente-et-un ans plus tôt par Guy-Ernest Debord et Gil J. Wolman dans leur manifeste situationniste : ‹ Tous les éléments, pris n’importe où, peuvent faire l’objet de rapprochements nouveaux. ›[56]
On observe ainsi une similarité en terme d’approche entre les curateurs-artistes et les DJ-producteurs des années 1980. Tous deux utilisent – ou pillent, selon le point de vue –, manipulent et s’approprient le travail d’autres artistes afin de l’incorporer à leur propre production, dans une logique commune du détournement. Cependant, ces deux figures se distinguent dans leur degré de conscience théorique de leur productions respectives : si les curateur-artistes de l’époque agissaient en toute connaissance de l’histoire de la modernité classique et des différentes avant-gardes artistiques qui les avaient précédé, ce n’étaient pas le cas des DJ-producteurs.
Ces derniers ‹ étaient des avant-gardistes de par leur origine – la culture pop de la jeunesse – et par leur connaissance des histoires de la pop ›[57] et agissaient ‹ sans réflexion théorique et historique : [ils avaient] juste entendu des vieux trucs et [savaient] les utiliser. ›[58] Nul besoin d’essais critiques et autres manifestes, du moment que les gens dansent.
Ce type de pratique se généralisa au cours des années 1990, renforçant ainsi la position centrale du DJ au sein de la scène artistique de l’époque. Comme le souligne Nicolas Bourriaud, essayiste, historien de l’art et critique français spécialisé dans l’art contemporain : ‹ la démocratisation de l’informatique et […] du sampling ont permis l’émergence d’un paysage culturel dont les figures emblématiques sont les DJ et les programmateurs. ›[59] Lev Manovich, auteure et professeure russe notamment connue pour son ouvrage Le langage des nouveaux médias,[60] va dans le même sens. Elle affirme que ‹ le DJ s’est [alors] acquis un prestige culturel nouveau en devenant un personnage indispensable aux vernissages d’expositions ou aux fêtes de publication d’ouvrage, dans les restaurants et les hôtels branchés, dans les pages d’Art Forum et de Wired. ›[61]
Dans un article paru sur le site du journal Le Monde, Emmanuelle Lequeux cite Gallien Dejean, auteur, critique d’art et commissaire d’exposition, nous faisant part de la manière dont il perçoit l’évolution du rôle du curateur aujourd’hui : ‹ Après le commissaire-auteur, puis le commissaire-producteur, le commissaire voit aujourd'hui son autorité se dissoudre dans le collectif et le partage du pouvoir. ›[62]. Exit le curateur vedette, vive le curating décentralisé ? C’est ce que semble confirmer l’exposition Nouvelles Vagues qui s’est tenue simultanément dans plusieurs galeries et lieux artistiques de Paris du 21 juin au 8 septembre 2013, et qui fut conçue par pas moins de 21 curateurs ou groupes de curateurs internationaux, sélectionnés par un jury parmi plus de 500 candidatures. L’édito du magazine paru pour l’occasion et rédigé par Jean De Loisy, président du Palais de Tokyo, nous éclaire sur la vision de la figure du curateur contemporain :
‹ Concevoir, articuler, organiser le visible, mettre les œuvres en relation avec d’autres, les associer à des objets ou à celles d’autres artistes, bref, écrire l’exposition jusqu’à ce qu’elle lui paraisse rendre justice à son admiration. Cet exercice magnifique n’est pas nouveau ; ce qui l’est peut-être, c’est l’évolution de ce langage et le changement de l’attitude. Si toujours les artistes eurent auprès d’eux des théoriciens ou des écrivains engagés, de Félix Fénéon à Pierre Restany par exemple, longtemps ce furent les marchands, les musées ou les institutions qui eurent ce rôle. Aujourd’hui, ce travail d’une autre nature […] a suscité le multiplication de ce personnage caractéristique qu’on appelle en français curateur, dénomination confuse d’un acteur plus indépendant, plus subjectif que les curators ou commissaires d’exposition du passé. Il ne s’agit pas pour lui de rendre compte de l’inscription d’une œuvre dans une histoire légitime, mais au contraire de l’aimer parce qu’elle déborde toute histoire. ›[^63]
Le curating serait donc une histoire d’amour avant tout ? C’est en tout cas l’idée que soutient Louise Déry, directrice de la Galerie de l’UQAM au Québec et commissaire depuis 1997, dans un article rendant hommage à celui publié en 1989 par l’historien de l’art Hubert Damisch « L’amour m’expose ».[^64] ‹ Ces quelques mots vaudront toujours mieux, selon moi, que n’importe quelle définition qui tenterait de cerner le rôle fuyant du commissaire d’exposition, spécialement en ces temps d’“hollywoodisation” des arts visuels. ›[^65]
Ainsi s’opposeraient, au tournant des années 2000, deux grandes figures du curateur : celle du curateur vedette invité dont la “carte blanche” est le mode d’expression favori, et celle plus discrète du ‹ commissaire exposé par amour ›, cette ‹ fourmi ›[^66] au service de l’artiste, n’exposant ‹ que ce qu’[il] connaît à fond, et selon une logique qui est celle des artistes d’abord ›.[^67]
En réponse à cette dualité se développe une nouvelle figure dans le paysage curatoriale contemporain, celle de l’artiste curateur. ‹ Une exposition d’artistes n’a cure des thématiques, mais livre au contraire une image cérébrale et incarnée de l’art : la forme matérialisée d’un récit intime où une sélection d’œuvres d'art remplace les mots. La sélection conçue par un artiste n’a nulle obligation de didactisme ou de sujétion à une cause académique ou “tendance”. Il lui suffit de rendre compte d’un paysage intérieur, d’une perspective poétique, ou de nouer avec le spectateur un dialogue singulier. ›[^68]
La récente exposition Anywhere, Anywherre out of the world de l’artiste plasticien français Philippe Parenno en est un parfait exemple. Sur le site officiel du Palais de Tokyo, voilà comment elle est présentée :
‹ Philippe Parreno, figure éminente de la scène artistique internationale, transforme radicalement le Palais de Tokyo. Il répond à la carte blanche qui lui est donnée par une exposition totale dans laquelle son dialogue avec l’architecture fait œuvre. Cette exposition d’un format inédit consacre un artiste dont les œuvres, les idées, la démarche ont une influence considérable et ont certainement modifié notre idée même de l’art.
Au Palais de Tokyo, Philippe Parreno orchestre son exposition selon une dramaturgie dans laquelle la présence spectrale des objets, la musique, les lumières et les films accompagnent l’expérience poétique des regardeurs. Il fait du bâtiment un organisme en perpétuelle évolution d’après un scénario minutieusement maîtrisé. L’exposition propose ainsi de voyager à travers ses œuvres, anciennes et nouvelles, transformant la monographie en polyphonie. Philippe Parreno joue des symboles, des mots et des sons modifiant la perception de l’espace par les visiteurs et transformant le bâtiment en un organisme vivant, en un automate dont le mécanisme est en perpétuelle évolution.
Depuis les années 1990, Philippe Parreno doit sa renommée à l’originalité de son travail et à la diversité de ses pratiques (cinéma, sculpture, performance, dessin, texte, etc.). Il envisage l’exposition comme un médium, un objet à part entière, une expérience dont il explore toutes les possibilités.
Le Palais de Tokyo est l’un des rares lieux où peut être menée une expérience globale aussi audacieuse. Philippe Parreno est le premier artiste à occuper ainsi la totalité des espaces agrandis du Palais de Tokyo. ›[69]
On retrouve dans ce texte plusieurs expressions et mots-clés typiques de la posture actuelle de l’artiste curateur : “carte blanche”, “exposition totale”, “expérience poétique”, “scénario”, “l’exposition comme médium”, “expérience globale”. L’artiste, collaborant parfois avec d’autres artistes choisis, devient ainsi le curateur de son propre travail. Il parvient à s’en détacher, comme s’il s’agissait de l’œuvre de quelqu’un d’autre. Comme le montrait bien le documentaire La Grande Expo consacré aux coulisses de cette exposition,[70] Parreno endosse à tour de rôle les casquettes d’artiste, de curateur, d’organisateur d’exposition, de manager, de chef de projet, de critique et de médiateur, dans une approche globale et multidisciplinaire, quasi-démiurgique.
Ainsi, les figures du curateur et de l’artiste tendent de nos jours de plus en plus à se confondre. Simone Menegoi explique très bien ce phénomène typique de la scène artistique contemporaine dans son article « Le curateur comme artiste, l’artiste comme curateur »,[^71] article écrit en réaction à celui d’Anton Vidokle intitulé « Art Without Artists ? »[^72] Elle y met en lumière le paradoxe opposant d’un côté les curateurs abordant l’exposition ‹ comme un moyen pour défendre leur vision de l’art à travers les œuvres, en poussant […] jusqu’à l’abus de les ramener à de simples accessoires au service de leur projet ›,[^73] et de l’autre, les artistes contemporains qui de plus en plus ‹ travaillent par appropriation et manipulation d’objets manufacturés qui possèdent déjà une dignité esthétique, si ce n’est une valeur artistique ; et [qui], par conséquent, [se] situent vis-à-vis de ces objets de manière analogue au curateur. ›[^74]
L’espace d’exposition fait alors œuvre, incarnant ce lieu de rencontre, de superposition, de confrontation, de critique, voire de querelle, entre ces deux pratiques appropriatoires. Si le critique américain Adam Kleinman qualifie la démarche créative de l’artiste contemporain de pratique de ‹ second degré ›[^75] – en opposition à une pratique dite “primaire”, c’est-à-dire sans acte d’appropriation –, pourrait-on qualifier celle du curateur contemporain de troisième degré ? La question reste ouverte.
Simone Menegoi illustre ce constat au travers de l’analyse de trois expositions majeures des années 2000, chacune organisée par l’un de ces artistes-curateurs contemporains dont nous tentons ici de cerner la pratique :
‹ Si l’exposition ambitionne d’être une œuvre, elle doit en montrer les qualités : elle doit s’imposer comme une unité poétique (et non seulement théorique) qui transcende les différentes parties qui la composent ; elle doit produire un sens qui n’est pas implicite, et créer des liens et des significations au moins aussi forts que ce à quoi ils se rattachent. Les expositions qui peuvent se vanter de posséder de telles qualités sont rares et sont généralement – et ce n’est pas un hasard, me semble-t-il – organisées par des artistes. ›[^76]
Aujourd’hui, on retrouve ce même paradoxe dans le domaine de la musique électronique au travers de la figure du producteur-DJ. En effet, la pratique de ce musicien tantôt afféré à composer de nouveaux morceaux dans son home studio, tantôt sur scène performant en live le résultat de son travail, le mixant parfois aux productions d’autres artistes sous la forme de ce que l’on appelle un DJ set, possède de nombreux points communs avec celle des artistes contemporains dont nous évoquions à l’instant quelques noms. Four Tet, Jamie XX, Flying Lotus, Nicolas Jaar, The Gaslamp Killer, les exemples en la matière ne manquent pas.
Effectuons un rapide retour en arrière afin de recontextualiser l’apparition de cette figure. Comme nous l’avons vu, un DJ était traditionnellement (et peut toujours être) attitré à une radio : c’est ce que l’on appelle un DJ résident. On pourrait le rapprocher d’une certaine façon du conservateur de musée, dans le sens où les deux cherchent à mettre en valeur, enrichir, documenter et diffuser leur collection respective auprès d’un public, au travers d’événements plus ou moins réguliers pour le compte d’une institution donnée.
En se détachant de ces institutions à la fin des années 1960, le DJ et le curateur se mirent à affirmer leur indépendance et à envisager leur pratique en tant que medium d’expression à part entière, changeant de structure hôte plus librement en fonction des opportunités. Les années 1970 furent ensuite le témoin de l’étroite collaboration entre DJ et producteurs (Franckie Knuckles et la house music) d’une part, et curateurs et artistes d’autre part. Le milieu des années 1980 vit l’émergence des DJ-producteurs (Juan Atkins et la techno) et des curateurs-artistes.
Mais les producteurs sont aujourd’hui très souvent également DJ. On ne compte plus le nombre de mixs proposés régulièrement par des sites spécialisés (XLR8R, Fader, oki-ni, BBC Essential Mix, pour ne citer qu’eux) réalisés par des producteurs de musique électronique. Ce dernier, souvent représentant d’une mouvance ou d’un label, propose par ce biais de partager son univers musical, ses références et ses découvertes. Chaque mix, le plus souvent numéroté, s’inscrit ainsi dans une collection, une série, affirmant la ligne éditoriale de la structure hôte. La frontière entre le producteur et le DJ tend ainsi à disparaître, phénomène non sens lien avec la polyvalence du matériel et les logiciels de musique électronique tel qu’Ableton Live, peuvant aussi bien servir à la production qu’au mix en live.
Le tableau suivant résume les principales analogies que nous pouvons établir suite à notre historique comparé des figures du DJ et du curateur :
Musique électronique | Art contemporain |
---|---|
DJ | Curateur |
DJ-producteur | Curateur-artiste |
Producteur-DJ | Artiste-curateur |
Producteur | Artiste |
DJ résident | Conservateur de musée |
Soirée | Exposition |
Festival | Foire / biennale |
Club / Radio | Musée / Institution |
L’évolution parallèle de ces deux figures, devenues de nos jours des incontournables du paysage culturel contemporain, trouve aujourd’hui une nouvelle forme de manifestation au travers de ce nous appellerons la “curated way of life”. Tout le monde se veut aujourd’hui le DJ et le curateur de sa propre vie. Encouragées par les services proposées par les plates-formes de partages de contenu en ligne, de nouvelles pratiques et de nouveaux comportements apparaissent, non plus seulement chez le professionnel, mais chez monsieur et madame-tout-le-monde.
Durant mon adolescence, j’achetais énormément de magazines de skateboard. Je n’en lisais pas systématiquement tous les articles, préférant contempler les photos qui les accompagnaient, immortalisant avec plus ou moins de qualités esthétiques les prouesses techniques de tel ou tel skateur du moment. Mais la première chose que je faisais après avoir acheté l’un des ces magazines, une fois dans ma chambre, était de retirer délicatement le poster qu’il renfermait au niveau de la double page centrale. J’affichais ceux qui me plaisaient le plus aux murs de ma chambre, en retirant parfois d’anciens trop abîmés, ou dont je m’étais simplement lassé, pour faire place aux nouveaux, encore vierges de toute trace de gras due à la patafix.
Parmi mon groupe d’amis de l’époque, chacun possédait sa manière bien particulière d’agencer ses posters. En fonction de nos caractères et de nos goûts respectifs, certains penchaient plus pour une approche “all-over”, recouvrant la moindre surface apparente de mur, quitte à en superposer certains ; d’autres comme moi préféraient procéder de manière plus ordonnée, en constituant des ensembles de trois à une dizaine de posters, en prenant soin à ce qu’ils soient bien de niveau et à ce que la même marge entre chaque poster soit respectée. D’autres encore se situaient entre ces deux extrêmes, les agençant de manière plus libre au gré de leurs envies et sans logique organisationnelle apparente.
L’arrivée d’internet au domicile familial au début des années deux mille eut un impact considérable sur la décoration des murs de ma chambre. Je pouvais désormais imprimer “gratuitement” moi-même n’importe quelle image qui me plaisait, le tout en quelques clics. Il ne me restait plus qu’à découper soigneusement l’image ainsi obtenue puis à lui choisir un emplacement sur un des mes murs, et le tour était joué. Certes, leur format ne pouvait dépasser le A4 et la qualité d’impression ne pouvaient rivaliser avec celles de mes magazines, mais cela importait peu comparé au nombre de nouvelles images qui s’offraient dorénavant à moi.
En grandissant, les murs de mes chambres successives se dénudèrent de plus en plus. Du moins, la sélection se fit de plus en plus rude. Si quelques images survécurent aux différents déménagements, ce ne fut pas la cas de la plupart d’entre elles, qui finirent dans le meilleur des cas archivées dans une pochette, mais bien souvent à la poubelle.
Si le besoin de s’entourer d’images et/ou d’objets diminue chez certaines personnes au fil du temps, ce n’est pas le cas de la plupart des gens. On s’entoure de beau mobilier, d’objets “design” et “déco” chinés ou flambants neufs, de livres, d’albums, d’affiches de films, de concerts, de festivals, de photos de ses voyages, de ses amis, puis de ses enfants, etc., dans un double objectif, à la fois personnel et social. Personnel, car cela permet de se sentir bien au sein de “son petit monde” (que ce soit chez soi ou sur son lieu de travail), de se sentir “inspiré”. Social, car derrière toute affirmation de ses goûts personnels – ceux-ci s’aiguisant naturellement de plus en plus avec l’âge – et quelle que soit la forme qu’elle revêtit, se cache une certaine volonté d’affirmation de soi en tant d’individu singulier vivant au sein des différentes groupes communautaires auxquels nous appartenons, qu’il s’agisse de notre cercle familial, amical, professionnel, ou d’une communauté spécifique à tel ou tel de nos centres d’intérêt.
On se constitue ainsi tout au long de notre vie un musée personnel à notre image, sorte d’ego trip rendant compte de notre parcours, une collection privée composée d’objets sélectionnés avec attention possédant chacun leur histoire.[^77] Cette collection, expression fidèle de notre individualité, constituera à notre mort notre héritage culturel. Celui-ci sera alors éclaté par nos héritiers, qui pourront soit s’en réapproprier une partie en l’intégrant à leur propre collection, soit le réinjecter dans le monde en s’en séparant d’une manière ou d’une autre.
Si cette forme de curating personnel est loin d’être nouvelle, l’énorme succès rencontré par sa traduction numérique, incarnée par des plates-formes telles que Tumblr (2007) ou plus récemment Pinterest (2010), l’est davantage. Véritables fleurons du web social, ces services en ligne permettent à leurs utilisateurs de partager n’importe quel contenu numérique (textes, liens, images, vidéos, sons) via une interface personnalisable de type blog pour le premier, ou sous forme de tableaux thématiques pour le second.
L’ensemble des flux ainsi générés par un utilisateur peuvent automatiquement être rassemblés sur les murs (walls) des réseaux sociaux sur lesquels il est inscrit (Facebook et Twitter principalement), ces derniers faisant alors office de vitrine agrégeant l’ensemble de son activité numérique.
Autre forme de curating associée à cette analogie au mur : le fond d’écran (wallpaper). Aussi appelé “papier-peint”, le choix de cette image se rapproche dans un sens de celui des posters d’une chambre que nous évoquions tout à l’heure, dans le sens où il possède les mêmes fonctions et que son évolution est souvent symptomatique de celle de son “propriétaire”, à la différence qu’on ne peut avoir le plus souvent qu’un seul fond d’écran à la fois par appareil, compliquant ainsi d’autant plus son choix, même si sa modification reste aisée – j’ai moi-même opté pour un fond anthracite il y a quelques années dans un soucis de confort visuel, et n’en ai jamais changé depuis.
Cette migration du contenu depuis les murs de notre chambre d’ado vers ceux des réseaux sociaux, sa dématérialisation en somme, a modifié profondément notre expérience du web ainsi que notre attitude vis-à-vis des objets culturels qui s’y trouvent – nous reviendrons plus en détails sur ce point dans notre troisième grande partie.
Regroupées sous l’appellation “curation de contenu”, ces pratiques de sélection, d’éditorialisation et de partage font désormais partie intégrante de l’expérience numérique de nombre d’internautes, mais aussi de la stratégie marketing de plus en plus d’entreprises cherchant continuellement ‹ à doper leur e-réputation, acquérir des prospects et promouvoir leurs produits sur le Web et les réseaux sociaux. ›[^78]
Grâce à – ou à cause de, selon le point de vue – la démocratisation des plates-formes de partage de contenu (Pinterest en tête) couplées aux réseaux sociaux, n’importe quelle personne ou société peut très facilement partager sur le web son univers, ses goûts, ses valeurs, sa philosophie, bref, “se (la) raconter”. Cette pratique de “contage” de soi constitue ce que l’on appelle en marketing le storytelling, expression que l’on pourrait traduire en français par “communication narrative”. Les individus adoptent les pratiques et les stratégies de communication des marques – on appelle ce phénomène le personal branding[^79] – et les marques adoptent celles des individus (blogs, réseaux sociaux), effaçant ainsi de plus en plus les frontières les séparant. ‹ Marketing, storytelling et curation deviennent désormais indissociables. ›[^80]
Du côté des marques, le principe n’est cependant pas nouveau, seuls les outils le sont. Que ce soit Michelin et son célèbre guide publié en 1926 ou la marque d’aspirateur Oreck et son compte Pinterest,[^81] l’objectif est le même : générer du trafic – sans mauvais jeu de mot – pour faire vendre les produits de la marque. Pour cela, les marques ne communiquent plus directement au travers de la publicité du produit à vendre (des pneus ou des aspirateurs), mais d’une manière détournée au travers de la promotion d’un style de vie (lifestyle) auquel le consommateur est sensé s’identifier : partir en week-end sur les routes de France à la découverte de lieux atypiques pour le premier, et posséder une maison d’une parfaite propreté accordée à du mobilier et une décoration de goût pour le second. [images Guide Michelin 1926 / compte Pinterest Oreck].
Mais revenons du côté de l’individu. À quoi sert la curation de contenu à son l’échelle ? Pour répondre à cette question, je reprendrai la métaphore de la pluie et de l’irrigation employée par Nicolas Bourriaud dans son article « Sous la pluie culturelle », métaphore qu’il emprunta lui-même à Louis Althusser pour introduire son essai « Le courant souterrain du matérialisme de la rencontre ». Si nous comparons ainsi le paysage culturel au sein duquel nous évoluons à une ‹ pluie de formes, d’images, d’objets et de discours, pluie à partir de laquelle s’organisent des activités (créatrices) et des circulations (consommatrices), › la curation de contenu équivaut au fait de constituer des rigoles canalisant l’eau afin de détourner ce flux torrentiel vers des bassins, qui serviront plus tard à irriguer les cultures en cas de sécheresse ou simplement afin d’en augmenter la production.
Pour poursuivre cette métaphore, j’ajouterais que nous vivons actuellement dans une société où il pleut en continu, donc au sein de laquelle la curation devient indispensable si l’on ne veut pas finir par se noyer. Comme l’indique le titre de l’article extrait de l’ouvrage Les savoir du web que nous citions plus haut, la curation de contenu est devenue un véritable remède à l’infobésité.[^82]
Dans son livre Curation Nation : How to Win in a World Where Consumers are Creators, Steven Rosenbaum définit la curation de contenu comme un acte de re-médiation. ‹ Il s’agit d’ajouter de nouveau de la qualité dans l’équation et de mettre un filtre humain entre nous et le monde écrasant d’abondance de contenu qui tourbillonne autour de nous chaque jour. La curation remplace le bruit par la clarté. ›[^83]
À l’ère où la société de l’information devient essentiellement régie par des algorithmes, la curation de contenu réinjecte une touche d’humanité dans le paysage culturel contemporain. Ainsi s’opposent aujourd’hui l’homme-curateur, sélectionnant le contenu de façon manuelle et réfléchie, et la machine-agrégatrice, sélectionnant le contenu par mots-clés de façon automatisée. Dans cette guerre au contenu de qualité (valuable content), il semblerait que la sélection faite par l’homme ait encore quelques belles années devant elle. Car, qui sait, peut-être un jour les recherches en intelligence artificielle auront suffisamment avancé pour être capable de générer ce que seul aujourd’hui un cerveau humain est en mesure de proposer, à savoir présenter un contenu en le replaçant dans un certain contexte et selon un point de vu, un angle d’analyse original.
Ainsi, paradoxalement, le progrès constant des technologies de l’information et des recherches en robotiques, a pour effet de nous renvoyer à notre condition humaine, à ce qui fait notre spécificité en tant qu’espèce sensible, capable d’esprit critique, d’humour, de poésie, de créativité et de ressentir des émotions.
Pour en finir avec cette partie consacrée à la question de la curation de contenu à l’ère du web, nous allons nous pencher à présent sur quelques exemples contemporains choisis – je suis moi-même d’une certaine façon le curateur de mon mémoire – révélant dans une certaine mesure les limites, les dérives et les perspectives de cette pratique.
Nous vivons dans une culture que je qualifierai de following culture : nous suivons (follow) des personnes et des organismes sur Twitter et SoundCloud, nous nous abonnons (subscribe) à des chaînes sur YouTube, nous aimons (like) des pages sur Facebook, etc. Derrière chacun de ses actes, nous l’avons vu, se cache une idée d’identification : on revendique ses goûts, son appartenance à telle ou telle communauté et sa confiance en telle ou telle entité, afin de s’en sentir plus “proche”.
Au sein de cette culture où la notoriété d’une personne ou d’une marque se résume à son nombre de followers et de fans et aux nombres de vues / lectures / téléchargements – légaux ou non – de ses contenus, nous voyons émerger aujourd’hui de nouvelles pratiques curatoriales, pour le meilleur et pour le pire.
En effet, toute curation de contenu n’est pas nécessairement synonyme de contenu de qualité, notamment dès que l’enjeu financier ou la renommée devient l’objectif premier. Il n’est effectivement plus rare de voir des personnes créer des sites et des chaînes vidéos uniquement afin d’atteindre un nombre suffisamment important de vues, pour obtenir en retour une rémunération en conséquence via le système de publicité en ligne. Et dans ce cas, peu importe le contenu, tant qu’il génère des vues, du buzz, et donc de l’argent. C’est ainsi que fleurissent chaque jours toujours plus de vidéos et de posts sous forme de “best of…”, “amazing…”, “best…ever” et autres “tops” dont le contenu – que nombre d’entre nous consommons plus ou moins régulièrement – est réparti le plus souvent selon l’une des sept catégories suivantes : [image bannière BuzzFeed.com]
Dans une toute autre direction, certains sites vont même jusqu’à sélectionner non plus des contenus, mais bien des personnes qui joueront à leur tour le rôle de curateurs. On assiste alors à de nouvelles formes de contenu pleinement revendiquées où un organisme possédant une certaine légitimité demande a une panel d’individus, jouissant eux-mêmes d’une certaine reconnaissance dans leurs domaines respectifs, de sélectionner leur contenu favori du moment ou “de tous les temps” (morceaux, albums, clips, films, livres, bars, clubs, villes, nourriture, artistes, etc.)
Le récent articles « Cool People’s Picks: 23 Musicians, Tastemakers and Weirdos Choose Their Favorite Music of 2013 » sur le site internet du magazine de musique new-yorkais The Fader, illustre parfaitement ce genre de pratique. On peut y lire en introduction :
‹ Bien que nous, chez FADER, ne classons pas empiriquement nos sorties favorites [allusion à peine dissimulée au célèbres tops du site concurrent Pitchfork.com], la bataille de fin d’année entre les meilleurs albums fait rage dans nos têtes comme tout le monde. Nous sommes des orateurs, nous changeons souvent d’avis, plus enclins à identifier les changements importants qu’à choisir qui gagne ou perd. Avec cet état d’esprit curieux en tête, nous avons demandé à une poignée d’auditeurs cools, intelligents et éclairées – certains étant issus de l’industrie de la musique, d’autres pas – de nous dire quel était leur morceau de musique préféré de 2013. ›[^84]
Si l’intention semble louable au premier abord, je ne peux m’empêcher de ressentir un certain agacement à la lecture de mots tels que “tastemakers”[^85] (dicteur de tendances), “cool” ou encore “weirdos”[^86] (personne aux goûts et au style de vie bizarres – weird – et non-conventionnel, summum du cool), consécrations ultimes que tout créatif rêve désormais d’atteindre en secret. Ce genre d’article révèle en un sens à quel point le curateur, de part son rôle de prescripteur, est devenue un modèle pour toute une génération de personnes baignant dans le domaine culturel.
Si le premier couplet[^87] du morceau « Madness »[^88] – douzième morceau de l’album Deltron 3030 du groupe éponyme sorti en 2000 et écrit par le rappeur Del Tha Funky Homosapien – n’a jamais été aussi vrai, on pourrait ainsi ajouter aujourd’hui à la liste la figure du curateur voulant sans cesse dicter au monde la signification, non plus seulement de la musique, mais de l’art en général.
Cela dit, cette tendance actuelle de glorification pas toujours justifiée des curateurs peut se manifester sous d’autres formes bien plus intéressantes que la simple réponse à une question de type “quel(le) est votre … préféré(e) et pourquoi”, comme l’a prouvé par exemple la récente « Celebration of curation 2013 » organisée par le site Mixcloud.[^89]
En effet, cette plate-forme de partage et de lecture de musique (podcasts, émissions de radio et DJ mixes), proposa durant cette “fiesta” en ligne à ses auditeurs-internautes de partir à la découverte durant dix jours de la scène musicale contemporaine de dix villes du monde, au travers de mixs exclusifs réalisés par une sélection de DJ-curateurs réputés comme étant les plus talentueux et emblématiques de leur ville respective.
Mixcloud, tout comme The Fader, se place alors en tant qu’expert, dans un rôle d’intermédiaire, faisant le lien entre les auditeurs/lecteurs d’un côté et les curateurs de l’autre. Au delà de l’attitude, du ton et du choix des mots employés pour décrire leurs visions respectives de la curation, la principale différence entre ces deux exemples réside dans la qualité, l’originalité et l’ambition du résultat proposé.
Là où The Fader ne fournit finalement qu’une liste commentée des morceaux favoris de l’année de telle ou telle personne, sélectionnée arbitrairement selon son degré de “coolitude”, Mixcloud va nettement plus loin en proposant un véritable espace/événement “virtuel” ayant fait l’objet d’un travail de web-design au service d’un concept éditorial fort, mettant en perspective les curateurs sélectionnés et la ville qu’ils représentent. De plus, ces derniers proposent à leur tour au travers de leur mixs une sélection singulière, riche et généreuse de contenus, pour le plus grand plaisir de l’auditeur curieux de découvrir la scène musicale électronique d’une ville donnée.
On assiste ainsi à un phénomène de mise en abyme de la curation, selon la logique du curateur “curaté”, ajoutant encore une couche subjective séparant le consommateur du contenu de base, sensée l’aider à s’y retrouver et à se frayer son “propre” chemin dans le paysage culturel actuel toujours plus dense et complexe.
Je terminerai cette série d’exemples en évoquant Quarterly, site qui propose une vision contemporaine, et assez singulière pour le coup, de la curation à l’ère du web. Voilà comment ils décrivent leur concept :
‹ Quarterly is a new way to connect with the people you follow and find interesting. We spend so much of our lives connecting with people online that we forget the value of tangible interactions that happen in the real world. Quarterly wants to bridge that gap by allowing anyone to subscribe to influential curators and receive physical items in the mail from them. It’s like a magazine, but instead of receiving words on a page, our subscribers receive actual items that tell a compelling story crafted by the curator.
We’re drawn to people who are engaging and have good taste. It’s important to us that the packages we ultimately send meet some standard of interestingness and originality—but beyond that you’ll find curators from all walks of life. And we’re adding new curators all the time. ›[^90]
L’originalité de leur posture réside dans le fait de proposer à quiconque – en échange d’une certaine somme évidemment – de recevoir bimensuellement, trimestriellement ou semestriellement, de la part des curateurs de leur choix présents sur le site, un colis contenant une sélection d’objets singuliers qu’ils souhaitent partager avec leurs abonnés.
Ce concept, parfaitement résumé dans leur slogan ‹ Curated packages from people you care about ›, redonne un sens tangible au principe d’abonnement numérique typique de la following culture que nous évoquions précédemment, en renouant avec cette dimension humaine, plus personnalisée et surtout physique, le plus souvent perdue sur internet.
Nous venons ainsi de voir dans ce premier chapitre comment la culture contemporaine de la curation, issue des pratiques liées au DJing et à l’art contemporain, a désormais envahi notre quotidien en tant que consommateurs. Nous avons mis en lumière les grandes approches en matière de curation qui virent le jour successivement jusqu’à aujourd’hui, où de nouvelles tendances continuent d’émerger, notamment grâce aux possibilités infinies offertes par le web. Il est important de souligner que ces différentes approches continuent chacune d’exister de nos jours sous de multiples formes, les nouvelles n’effaçant pas les anciennes, mais venant bien s’y additionner.
Nous allons à présent nous intéresser à comment cette culture de la curation se manifeste au cœur d’une démarche créative, dans ce que nous appellerons la pratique du mix. Si, comme le rappelle Steven Rosenbaum, ‹ le curateur ne crée rien à partir de zéro ›, à partir de quoi crée-t-il ? Rosenbaum répond en partie à cette question en citant Colby Hall, éditeur en chef du site Mediaite.com, en faisant comme nous l’avons fait, l’analogie entre le DJ et le curateur : ‹ Être un DJ est exactement ce qu’un curateur fait. Ils prennent des morceaux qui sont écrits, produits, mixés et distribués par d’autres personnes, et créent à partir d’eux une expérience totalement nouvelle. ›[^91] Mais de quelle expérience parle-t-on ? En quoi consiste concrètement ce type de création si particulier que nous désignons par “mix” ?
Mixing Culture
JORF n° 0241 du 16 octobre 2011, page 17524, texte n° 28 ↩︎
voir à ce sujet la partie I.2. Brève préhistoire du DJing ↩︎
Coll., Qu’est-ce que le curating ?, Paris, Manuella Éditions, 2011, p. 23 ↩︎
Ulf Poschardt, DJ Culture, Paris, Kargo, 2002 ↩︎
Rock Around the Clock et Don’t Knock the Rock de Fred S. Sears, et Rock, Rock, Rock de Will Brice ↩︎
Étymologiquement, le terme musée vient du grec museion, temple et lieu consacré aux Muses, divinités des arts. Ce terme désigne le premier « musée » construit à Alexandrie vers 280 av. J.-C. par Ptolémée Ier Soter. http://fr.wikipedia.org/wiki/Musée ↩︎
Ibid. ↩︎
http://fr.wikipedia.org/wiki/Académie_royale_de_peinture_et_de_sculpture#Historique ↩︎
par ordre décroissant de prestige : la peinture d’histoire (profane, religieuse ou allégorique), le portrait, la peinture de genres (mise en scènes d’êtres humains considérés dans leur existence quotidienne), le paysage et la nature morte. ↩︎
Pour l’anecdote, parmi les nombreux visiteurs de l’Armory Show figura un certain Walter Conrad Arensberg. Poète, écrivain, critique d’art et mécène célèbre pour son rôle central au sein de l’avant-garde artistique et intellectuelle américaine en particulier dadaïste, il y acquit une lithographie d’Édouard Vuillard, marquant ainsi le début de sa collection personnelle. ↩︎
Hans Ulrich Obrist, A Brief Hisotry of Curating, Paris, Les Presses du réel, 2009, p. 36 (traduction personnelle) ↩︎
El Lissitzky and Alexander Dorner, Kabinett der Abstrakten, Original and Facsimile, Berlin, Museum of American Art, p. 3–4 (traduction personnelle) http://adkp.ruhe.ru/sites/default/files/0306.pdf ↩︎
Voir à la page Wikipédia à ce sujet http://en.wikipedia.org/wiki/The_Art_of_This_Century_gallery ↩︎
Roger Buergel, « The origins », publié le 18 mai 2007 [en ligne] http://esferapublica.org/archivo/2007/05/18/ [consulté le 10 décembre 2013] ↩︎
Ibid. ↩︎
Jérôme Glicenstein, « Qu’est-ce que le “style” d’un commissaire d’exposition ? », in Jeux d’exposition, sous la dir. de Natacha Pugnet, École Supérieure des Beaux-Arts de Nîmes, collection Hôtel-Rivet, 2010, p. 127
[26] Ibid., p. 131 ↩︎
Ibid. ↩︎
Bill Brewster, Frank Broughton, Last night a DJ saved my life – The History of the Disc Jockey, Londres, Headline, 1996, 2006 (réédition) ↩︎
Steven Harvey, Patrica Bates, « Behind Groove », in DJ, 3/1993, p.4
[^30] http://ped111251.tripod.com/francis.htm ↩︎
Ulf Poschard, DJ Culture, p. 113 ↩︎
Ibid. ↩︎
Ibid. ↩︎
Ibid. ↩︎
Coll., Qu’est-ce que le curating ?, Paris, Manuella Éditions, 2011, p. 30 ↩︎
Hans Ulrich Obrist, op. cit., p. 80 ↩︎
Ibid., p. 88 ↩︎
Jean-Yves Jouannais, « Des expositions faites d’amour et d’obsessions », in artpress, 69 / 96, avant-gardes et fin de siècle, hs n°17 ↩︎
François Aubard, « Harald Szeeman, l’invention de l’indépendance » http://www.revue-2-0-1.net/files/numero1/Aubart.pdf, [p. 3] ↩︎
Ibid., [p. 4] ↩︎
Irene Calderoni, « Creating Shows: Some Notes on Exhibition Aesthetics at the End of the Sixties » in Curating Subjects, Paul O’Neil, Londres, Occasional Table, 2007, p. 65 ↩︎
Paul O’Neill, The Culture of Curating and the Curating of Culture, Cambridge, MIT Press, 2012, p. 16 (traduction personnelle) ↩︎
Ibid., p. 18 ↩︎
Hans Ulrich Obrist, A Brief Hisotry of Curating, Paris, Les Presses du réel, 2009, p. 91 ↩︎
Entretien avec Harald Szeeman par Otta Hahn, « Documenta est un lieu teroriste », in artpress, Paris, n°11, mai 1974. ↩︎
Hans Ulrich Obrist, op. cit., p. 91 ↩︎
Ibid., p. 90 ↩︎
‹ Tracks était le terme propre à la house pour désigner ce qu’auparavant on appelait une chanson [song]. Tracks signifie “morceau” ou “numéro”, mais aussi “sentier”, “chemin” ou “route”, et puis encore “piste” ou “trace sonore”. C’est dans cette triple signification que l’on utilise le concept de track dans le contexte de la house. › Ulf Poschardt, DJ Culture, Paris, Kargo, 2002, p. 262 ↩︎
Ibid. ↩︎
Paul Ardenne, op. cit., p. 14 ↩︎
Ulf Poschardt, op. cit., p. 279 ↩︎
Voir le clip officiel http://www.youtube.com/watch?v=w9gOQgfPW4Y ↩︎
Ulf Poschardt, op. cit., p. 280 ↩︎