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Un Centaure à l'école (deuxième partie)

Le code et autres modes

Il s'est installé dans l'esprit des gens une drôle d'idée, celle que les enfants devaient apprendre à coder. « Il faut apprendre à coder le plus tôt possible. Je suis pour le PHP au primaire », affirmait le PDG de BlaBlaCar. Un homme politique en campagne présentant son programme déclarait : « Je veux des cours de codage dès l'âge de six ans ». Selon un sondage de 2014, 87 % des personnes interrogées se disent pour l’enseignement du code. À la même époque, les propos d’Axelle Lemaire, la secrétaire d'État chargée du Numérique, tendent à montrer qu’il y a là une nécessité sociétale, les emplois à venir requérant cette compétence qui fait si cruellement défaut à nos enfants. Il semble donc se dégager une sorte de consensus autour de la question.

Dans tous ces exemples, l’usage du singulier me saute aux yeux : coder, « codage » (sic), enseignement du code… Je suppose qu’il y a là une analogie avec le code de la route : il y aurait un code à apprendre, mais rien n’est si éloigné de la réalité. Il y a tant de codes ! Et puis, je remarque l’emploi absolu du verbe : coder quoi ? On ne sait pas, il n’y a généralement pas de complément d’objet. Ce peut être tout et n’importe quoi. Peut-être cela n’importe-t-il d’ailleurs pas. L’important est de coder ! Je veux bien reconnaître que j’ergote un peu. On dit bien, après tout, apprendre à lire. À lire quoi ? On ne le dit pas non plus, mais c’est parce que la suite va de soi. On va apprendre à lire des textes sur quelque support que ce soit. Mais ce n’est pas du tout évident pour le verbe coder. Les possibilités sont immenses et je me demande s’il est vraiment raisonnable d’orienter de jeunes élèves vers un apprentissage qui peut un jour s’avérer caduc. Qui aurait soupçonné il y a 15 ans que le Flash finirait par être honni ? D’ailleurs, dans les exemples que j’ai donnés, est évoqué l’apprentissage du PHP. On peut discuter longtemps de la pertinence de ce choix, mais la destination de son enseignement à des enfants de six ans suffit à elle seule à condamner une telle proposition. Comment des enfants qui ne savent pas écrire vont-ils inscrire des instructions plutôt abstraites et qui plus est en anglais ? C’est tout simplement impossible ! Même à 14 ans, nombre de mes élèves écrivent avec un doigt sur le clavier. J’imagine ceux de 6 ans à la recherche des raccourcis clavier permettant de coder…

L’apprentissage du code est pourtant passionnant. Il faut en convenir. Le livre Computer Science Unplugged dont la version française est un petit trésor rédigé à l'attention des plus jeunes (dès l'école primaire). On leur montre comment « pense » un ordinateur, comment tout ce qu'il affiche (textes, formes, images) n'est en fait composé que de 0 et de 1. Il n'y a même pas, comme l'indique le titre (unplugged = débranché), besoin d'ordinateur. On peut ainsi initier les enfants à la pensée informatique (« computational thinking ») avec quelques feuilles de papier.

Mais comment enseigner tout cela, en se contentant de greffer ici de l'algorithmie, là un peu d'initiation ? Il faudrait créer une nouvelle matière. Est-ce réellement possible ?

De plus, je suis persuadé qu’un usage précoce serait contreproductif, en tout cas au primaire et probablement au collège. Si on veut bien admettre qu’un élève n’a aucune idée qu’un logiciel puisse être autre chose que WYSIWYG (What You See Is What You Get), vous comprendrez que l’urgence n’est pas à la notion de variable ni même de programmation. Encore qu’on pourrait envisager une sélection précoce des enfants : les littéraires d’un côté, les scientifiques de l’autre, mais ce n’est pas ce qu’on veut. On veut des scientifiques qui ont des idées, des scientifiques littéraires en somme, des ingénieurs ingénieux sachant s’exprimer et développer des projets.

C’est certes une bonne chose que les élèves voient ce qu’il y a derrière le rideau (the man behind the curtains) et qu’ils comprennent comment fonctionnent ces machines que nous utilisons tant, mais il faudra se fixer des objectifs raisonnables. En fait, on peut simplement vouloir apprendre aux élèves quelques rudiments, les initier à l’algorithmie. C’est ce que font nombre d’enseignants avec un programme comme Scratch, développé par le MIT à l’attention des plus jeunes. Et les enseignants qui utilisent ce programme le disent tous. C’est une formidable initiation à la programmation et au développement de la logique. Avec Scratch, on peut créer de petits programmes et on peut même recréer un des ancêtres du jeu vidéo comme Pong. En créant le programme, on étudie les angles et s’il y a la moindre erreur, le programme ne fonctionne pas. L’élève s’en rend immédiatement compte et cherche l’erreur, une erreur qu’il sait exister, qu’il ne peut pas manquer de voir et dont il n’aurait même pas eu conscience avec un travail plus traditionnel. Et surtout on amène l’élève à considérer que l’erreur est normale. Comme me le disait Samuel Chalifour, « Aucun informaticien ne code sans erreur. On code, on lance, on corrige, on relance, etc. ». Ken Robinson nous rappellerait alors qu'on ne peut pas être créatif en ayant la crainte de se tromper. Pour créer, il faut accepter les erreurs. C'est ainsi que l'on trouvera son chemin (le mot « erreur » est de la même famille que « errer », du latin « errare », aller çà et là, marcher à l'aventure).

Cependant il me semble que cet apprentissage ne concerne qu’une partie de la population. Il est certes intéressant que l’on ait tous des connaissances qui nous permettent de mieux comprendre les machines, mais tous nos élèves ne seront pas développeurs. Je trouve qu’il y a là une quasi-spécialisation un peu inutile alors que tous nos élèves qu’ils soient développeurs ou boulangers ou chef d’entreprise auront besoin de savoir écrire, de savoir débusquer des informations, de travailler en étroite collaboration avec les uns et les autres, etc.

Or pas un enseignant ne se plaint de la boursouflure gargantuesque du programme. Les ambitions de l’école tiennent un peu de la gourmandise intellectuelle de Grangousier écrivant à son jeune fils, à ceci près qu’on ne veut plus enseigner l’hébreu ni le grec, mais « le code ». Et c’est bien aux langues que l’on compare l’apprentissage du code : « On apprend l’anglais, le chinois, il faut apprendre à coder ! », nous disait Alexandre Lemaire. Vous remarquerez, au passage, à quel point on fait fi de la distinction saussurienne entre langue et langage, comme si c’était une seule et même chose. Au reste, si l’on veut absolument consacrer du temps à l’apprentissage du code, je me demande vraiment où on va le placer dans l’emploi du temps d’élèves déjà très occupés. Quelles matières devront être sacrifiées sur l’autel de la modernité ? Le latin, le français, la SVT ? Peut-être aussi la réforme a-t-elle partiellement répondu à cette question… Si l’on doit couper dans le tas, je souhaiterais alors que les choses soient très claires : disons aux parents, aux élèves, aux associations que le niveau ne baisse pas, il change. On forme les enfants selon des impératifs qui varient selon les époques. Et, enfin, si enseignement du code il doit y avoir, il me semblerait être un formidable bond en arrière. À l’heure où Thomson revient sur la scène commerciale, tout cela n’est pas sans rappeler le Plan informatique pour tous. Faut-il rappeler les raisons de son échec ? A-t-on déjà oublié ?

Or c’est bien là le problème. Il me semble qu’il y a bien plus urgent qu’enseigner un code, tant la nécessité d’initier au numérique est urgente. De ce point de vue, il faut battre en brèche l’idée que l’apprentissage du code est nécessaire. Veut-on créer un site ? A-t-on besoin d’apprendre le HTML, le CSS ou le JavaScript (ni langue ni langage d’ailleurs) ? Franchement, à part pour le défi intellectuel que cela représente, pour assouvir la passion qui peut en découler, non. Je le sais, je l’ai fait. Dans un sursaut d’orgueil, j’ai mis mon site à la poubelle, et je l’ai refait entièrement avec mes petites mains et mon éditeur de texte. Ça a été un défi, ça m’a passionné et me passionne toujours, mais aujourd’hui, je le regrette. Il me serait plus confortable d’utiliser un CMS. Je gagnerai un temps fou, comme je gagne beaucoup de temps à démarrer ma voiture ou utiliser mon micro-onde sans comprendre le moins du monde ce qu’il se passe à ce moment.

La vulgate voudrait que l’utilisateur passe de consommateur à acteur, comme si l’apprentissage du code allait, comme l’assurent certaines personnes, vous permettre de modifier un smartphone. Croit-on vraiment cela ? Vous voyez une génération d’utilisateurs modifiant à la main le firmware de leur routeur, codant au passage une blagounette en assembleur à destination de la NSA ? Soyons sérieux. Et d’où vient cette passion pour le software ? Pourquoi personne n’insiste sur la maîtrise du hardware ? Pourquoi ne mettrions-nous pas un fer à souder entre les mains de nos enfants ? Parce que c’est impossible voire superfétatoire. À moins de faire miroiter à notre collégien la confection d’un smartphone de 15 pouces…

La seule raison qui me ferait admettre l’enseignement du code, ce serait pour des motifs purement intellectuels, pour la rigueur, l’apprentissage de la logique, pour la culture, pour le fun, mais pas sous des prétextes fallacieux de geek en herbe. Que l’on nous épargne cette vision complaisante présentant les gamins comme de petits hackers ne demandant qu’à être éveillés, toisant l’industrie californienne de leur supériorité à venir. Voilà une forme d’hybris numérique, en somme. Et surtout que l’on équipe les établissements d’abord, que l’on s’acquitte du nécessaire ensuite (éduquer au numérique), et que l’on allège les programmes avant de les alourdir à nouveau. Après, pourquoi pas, laissons-les coder. Mais si l’on met la charrue avant les bœufs – je prends les paris – l’apprentissage d’un quelconque code suscitera autant de passion que l’accord du participe passé.

Cet engouement pour le code me semble donc être une mode. Or il en est d’autres qui, pour intéressantes qu’elles soient, me paraissent incompatibles avec la richesse induite par le numérique. C’est précisément le cas de la classe inversée. Dans le fond, je n’ai pas grand-chose contre ce type d’approche. Je crois même que certains enseignants font de très belles choses. Cependant, j’en goûte peu le principe. Je regrette qu’on ajoute quelques devoirs à des élèves fort peu désireux de les faire. Michel Guillou ajouterait que certaines capsules (le mot n’est décidément pas très joli) sont fort médiocres. Mais si la chose vous plaît, qu’ai-je à dire ? Inversez si tel est votre bon plaisir.

En revanche, je suis fort surpris de l’engouement médiatique provoqué par la classe inversée. Et à dire vrai, on nous rebat les oreilles avec la classe inversée. On a eu le droit à une débauche d’articles et de reportages sur le sujet tant et si bien qu’on avait l’impression que le numérique à l’école, c’était l’inversion de la classe. Moi-même, j’ai eu quelques velléités. C’est dire ! Comprenez-moi bien. Ce n’est pas tant le principe de la classe inversée qui m’agace (c’est même intéressant dans le fond), c’est la surmédiatisation et la surreprésentation du sujet dans les conversations, les conférences et autres grands raouts dédiés au numérique. C’est qu’au bout du compte, on a le sentiment que le numérique se réduit parfois à la classe inversée. En fait, cette classe inversée fait vraiment flipper (désolé pour la médiocrité du jeu de mots qui doit certainement être éculé) : c’est une mode, c’est-à-dire un goût collectif et passager, en l’occurrence, pour un domaine de la pédagogie.

C’est donc une mode ennuyante, qui occulte (en présentant une pratique comme étant la solution) d’autres pratiques tout aussi intéressantes et, comme toute chose exerçant une fascination, elle est bien peu compatible avec la réflexion. Mais peut-être que ma collègue Aurélie Gascon a raison quand elle affirme que le problème, c'est que la pédagogie est souvent peu spectaculaire et que cela favorise certaines pratiques plus « photogéniques ». D’où les modes.

Il y a donc des pédagogies qui passent mieux que d’autres, des pratiques plus photogéniques que d’autres. Les moches sont priés de laisser les médias tranquilles. C’est dommage parce que la variété induite par le numérique est passée sous silence. Or, pour moi, le numérique m’apparait comme le lieu de tous les possibles. C’est ce qui me frappe quand j’ouvre le livre de Ghislain Dominé Les TICE en classe. Il y a tant de choses à faire (y compris inverser la classe), mais il n’y a pas que ça ! Seulement un certain nombre de pratiques ne doivent pas être photogéniques et elles n’intéressent pas les médias et ne trouvent pas leur place légitime dans les discussions qui se produisent sur les réseaux. C’est finalement quelque peu inquiétant : la pédagogie serait, hormis les quelques exemples auxquels justement je m’en prends, peu ragoûtante.

C’est peut-être pour cela que les enseignants dits innovants sont pronumériques. Il faut croire que ceux-ci sont triés sur le volet et que les autres sont priés de rester dans l’ombre. Or combien sont formidables, avec pour seul arsenal que leur seule personne, leur imagination et leur savoir-faire (même avec une craie) ? Lisez L’Élément de Ken Robison, vous en trouverez de très beaux exemples. J’ai été fasciné par cet exemple d’une classe mise au centre d’une maison de retraite. On peut faire tant de choses avec si peu de paillettes numériques !

Quoi qu’il en soit, je me suis rendu compte que la petite sphère d’enseignants hyperconnectée fonctionnait par cycle : à un moment, il fallait absolument que les élèves tweetent (ce qui est fort bien au demeurant) ; ensuite on a eu le droit au code (c’est extrêmement bien cependant) ; plus récemment, on ne pouvait plus enseigner sans Minecraft (ç’a l’air bien aussi) ; et il y a l’ineffable classe inversée ( qui donne lieu à plein de bonnes choses aussi par ailleurs). On a donc, par périodes, des obsessions pédagogiques qui parfois se chevauchent, se croisent, s’annulent, en occultent d’autres. Mais enfin, il est de ces moments où il n’est plus question que de ceci ou de cela. Vous ouvrez votre timeline, votre flux RSS, votre Flipboard et paf ! Minecraft ici, Minecraft là ! Minecraft partout ! Minecraft toujours !

Je comprends désormais les réticences de certains enseignants peu portés sur les 0 et les 1. Goûtant peu les joies du numérique, ils en sont dégoûtés avant même d’avoir commencé, tant on leur rebat les oreilles avec certaines pratiques qu’ils sont sommés d’admirer. Prière de s’émerveiller pourrait précéder chaque article portant sur le numérique et la pédagogie.
Tout se passe comme si le mélange du numérique et de la pédagogie reproduisait dans certains cas cette fascination liée aux écrans. On regarde, ébaubi, et on ne pense plus. On est dans l’enthousiasme avec tout ce que le mot comporte de religieux. Je me demande même si on (oui, vous aurez remarqué que je me mets dans le lot) n’est pas les adorateurs d’un dieu vide et factice.
Il y a même quelque chose de vicié dans cette présentation de merveilles numérico-pédagogiques. Pour les présenter, rappelait François Lamoureux sur Twitter, on recourt au bon vieux cours magistral. Notez le paradoxe : pour montrer ce qui bat en brèche le cours magistral, on recourt au cours magistral.

Mais revenons-en aux antiennes médiatiques. Que prêchent-elles ? Eh bien, on l’a vu, il faut apprendre à coder. On emploie à tort et à travers différentes expressions : le codage ou encore l’emploi absolu du verbe coder. C’est la même chose avec la classe inversée. On met l’accent sur le dispositif mais pour quoi faire ? Eh bien on n’en parle jamais ! Ah certes, on parle de méthode. On parle d’applications pour faire des capsules ! Mais du contenu ? Jamais ! De ce que l’école doit transmettre ? Jamais. Hormis en cas d’attentats, les valeurs sont reléguées au second plan.

Ça me rappelle très nettement la critique de Tzvetan Todorov sur l’enseignement de la littérature dans le secondaire et sa capacité à instrumentaliser les textes pour faire étudier ici une métaphore, là un emploi verbal. Mais de l’homme, de ce que l’œuvre a à dire, à transmettre ? Jamais. On a même le sentiment que l’accident l’emporte sur l’essence. Par exemple, dans l’enseignement du français, il est souvent question de slam. Et la presse de s’émerveiller ! Un enseignant fait produire à ses élèves un slam ! On voit bien que l’intérêt se déplace : on est davantage intéressé par un enseignement qui ferait étudier Baudelaire et qui le moderniserait en le transposant en slam. On met en avant le slam qui a permis éventuellement d’étudier Baudelaire.

Il m’arrive ainsi de penser que l’on mérite la virulence de certaines critiques du camp adverse (ceux qui se disent républicains par opposition à nous autres pédagos). Car enfin il est vrai que de savoir, de connaissance, de discipline, il n’est nulle question. Ou en tout cas pas assez. Et je voudrais réaffirmer que toutes ces techniques, ces outils, ces dispositifs, ces moyens mis en œuvre ne sont que les efforts de l’enseignant pour transmettre son amour des sciences ou de la littérature. Il ne faudrait donc pas confondre la fin et les moyens.

Loin de moi l’idée de penser que des enseignants font mal leur travail, qu’ils ne s’interrogent pas ou qu’ils n’en sont pas venus tout seuls aux mêmes conclusions que moi, mais le maelström médiatique laisse accroire que l’important, c’est de coder tout court, d’inverser et puis c’est tout, de tweeter et il en restera bien quelque chose. Moi-même, j’ai embrassé tout cela, mais ça ne peut pas constituer l’essentiel du métier d’enseignant, ce que Franck Amadieu et André Tricot formulent très bien : « La technologie n’est pas en soi un dispositif pédagogique ».

Transformer l’école

À bien des égards, la technologie ne fait qu’amplifier des dispositifs que l’on avait déjà. Ainsi, quand ma femme me demande quel temps il va faire ou que je lui demande comment s’appelle cet acteur, on ne fait que se googler l’un l’autre. Comme le rappelle Pierre Lévy, on n'est pas intelligent tout seul. On est intelligent parce qu'on a eu une éducation, parce qu'on parle une langue. On n'est pas intelligent individuellement. Pour le philosophe, « Les processus cognitifs humains ont une base biologique qui ne change absolument pas mais qui sont techniquement augmentés ». L'écriture, les livres, l'imprimerie et maintenant la technologie ont tous constitué une « augmentation cognitive ». On augmente l'intelligence, une intelligence qui existait déjà puisque ce qu'on appelle l'intelligence collective, ça s'appelle la culture. En somme, on a toujours été dépendant de quelque chose ou de quelqu’un et internet n’est que l’ultime avatar de cette dépendance, comme le livre a été une technique pour pallier les défauts de notre mémoire ou accélérer la diffusion de ce qui y était consigné. L’homme a toujours été dépendant. N’étant pas armé de naissance, étant nu à la naissance (nul croc ni fourrure pour se protéger), étant donc faible, il n’a pu compter que sur son intelligence et la technique. L’histoire de l’homme et de la technique est donc une histoire qui compte déjà plusieurs milliers d’années et le numérique s’inscrit dans cette désormais vieille histoire. Aussi je ne crois pas que le numérique soit une injonction à tout reprendre, à tout changer.

Faut-il, par exemple, adopter le modèle SAMR et redéfinir l’école, lui assigner des objectifs nouveaux que seule la technologie était en mesure de faire émerger ? Je ne le crois pas vraiment. Je pense même que ce serait contreproductif. Ce qui m’intéresse ici, c’est de voir comment ce que l’on fait depuis des centaines d’années peut être enrichi par le numérique. Emmanuel Davidenkoff ne dit pas autre chose :

« Certaines de ces innovations prendront d'autant plus vite qu'elles ne font qu'actualiser et réinterpréter des modalités d'enseignement ou d'apprentissage parfois millénaires : Hérodote et Érasme pratiquaient la learning expédition ; un directeur de conscience n'a pas grand-chose à envier à un coach ; le serio ludere du Quattrocento italien préfigure les serious games du XXIe siècle ; Célestin Freinet n'avait pas besoin de Twitter pour faire correspondre les élèves ; la flipped classroom (classe inversée) avec son « professeur-précepteur » n'est pas très éloignée du fonctionnement du lycée du XIXe siècle Les termes ont changé, pas les grands ressorts de la pédagogie. »

En somme, il ne s’agit pas tant de transformer l’école que de la faire évoluer. La correction des copies est un bon exemple de cette évolution qu’on peut qualifier d’augmentation et qui est très simple à concevoir.

Autant le dire tout de suite, les copies ont toujours été une corvée. Il y a de nombreuses raisons à cela dont une au moins psychologique : la correction des copies est le moment où l’enseignant mesure le fruit de son travail (et de celui de ses élèves) et cela peut parfois être quelque peu décourageant. Mais il y a aussi autre chose. Depuis que je tends vers le zéro papier, la copie sur papier reste une sorte d’anachronisme dans ma vie numérique. Avec les chèques que je signe de plus en plus rarement, la copie est bien le seul endroit sur lequel j’inflige à quelqu’un ma disgracieuse graphie. Et il y a pire. Honnêtement, je pense que la copie est prévue pour que l’élève écrive dessus, mais certainement pas pour que l’enseignant y ajoute sa correction. Il y a certes une marge (et encore est-elle encombrée de petits trous), mais elle offre peu d’espace. Il ne reste alors que le fameux cartouche, maigre emplacement dans lequel personne n’a envie d’étaler sa prose, si tant est que l’élève ait pensé à réaliser ce petit espace destiné à la correction. Reste aussi la fin de la copie si l’on veut se montrer un peu plus disert, s'il reste un peu de place.

Heureusement, le numérique apporte une solution à mes états d’âme. Si vos élèves n’ont ni tablette ni ordinateur, vous pouvez faire comme François Jourde, scanner les copies et faire une correction numérique (je vous assure que c’est très simple encore que peut-être un peu long). Sinon, si vos élèves sont équipés, voici ce qu’il est possible de faire.

L’idée est d’avoir des copies au format PDF. Il existe de nombreuses applications qui vous permettent de faire des choses qu’on ne soupçonne pas faisables avec un banal PDF. Et pourtant ! Avec PDF Expert, j’annote les copies de plusieurs manières. Par exemple, j’use et j’abuse des tampons. Ce sont de petits rectangles que l’on peut créer soi-même et ensuite insérer sur la copie. J’ai ainsi créé différents tampons, pour corriger des rédactions : « À reformuler », « Ponctuation », « Temps », « Répétition », etc. Ces tampons s’insèrent dans la marge, sont aisément reconnaissables à leur couleur et font gagner un temps précieux. Inutile de recopier dix fois de suite « Ponctuation » dans la marge.

Parfois, ces brèves remarques sont insuffisantes. Je recours alors à la « note ». Comparable à un petit post-it, cette note est cliquable et s’ouvre pour faire apparaître une explication qui n’aurait pas trouvé de place dans la marge. On peut donc facilement insérer des explications supplémentaires qui elles aussi peuvent ensuite être copiées puis collées dans d’autres copies. Je recours également à tout un ensemble de codes de couleur afin de souligner les passages erronés : le bleu pour la ponctuation ou les espaces en trop ou manquantes ; le rouge pour l’orthographe ; le violet pour les temps verbaux ; le jaune pour les passages qui leur valent un des tampons susmentionnés…

Mais ce que je préfère, c’est tout de même la remarque audio. On l’a dit au début, sur papier, on manque souvent de place et on ne peut formuler clairement une appréciation détaillée. En enregistrant son appréciation, on peut vraiment développer et expliciter les points à retravailler. On évite ainsi les remarques un peu sèches ou courtes et on peut se montrer un peu réconfortant ou au contraire faire entendre sa déception.

Et ensuite ? Ensuite, vous rendez la copie à votre élève. Pour ma part, j’utilise Evernote mais vous pouvez tout aussi bien utiliser d’autres applications qui servent à de nombreux enseignants de véritables cahiers numériques. Et l’on voit qu’avec PDF Expert (mais on peut aussi utiliser d’autres applications), la copie aussi devient numérique, c’est-à-dire réellement numérique : elle est augmentée. Il y a une réelle plus-value à ce que la copie soit numérique.

Avec le temps, je prends conscience de ceci : avec des copies numériques, l’enseignant garde une trace de la copie. Auparavant, je « remettais » les copies. Littéralement, je les rendais et ne les possédais plus, ce qui m’embarrassait parfois, notamment en conseil de classe ou lors d’une réunion parents/professeurs, car je ne me souvenais pas précisément des erreurs faites par tel ou tel élève. À présent, je peux affiner mes remarques trimestrielles après m’être rafraichi la mémoire en me replongeant dans le travail de l’élève. Je remarque aussi que, lorsque le travail a été fait en groupe, on peut distribuer un exemplaire de la copie à chacun des élèves.

Voilà donc un exemple de ce que le numérique permet non pas en termes de redéfinition mais d’augmentation. Il en va de même de la lecture et des manuels scolaires.

Pour ma part, longtemps, mon horizon numérique a eu pour borne la littérature puisque l’accès à celle-ci était toujours relégué au seul papier. Mais pour tout dire, je n’aimais pas lire sur l’écran de mon iPad. Le rétroéclairage était le coupable. Cependant, j’étais assez fasciné par les possibilités induites par le livre numérique. La première chose qui m’a plu (c’était sur iBooks) était de pouvoir surligner le livre sans avoir à éprouver une once de culpabilité à ainsi barbouiller l’ouvrage puisque je pouvais ensuite tout effacer. La multiplicité des couleurs offre une option intéressante d’exploitation en classe, une fois l’iPad branché sur un vidéoprojecteur.

Plus personnelle est la possibilité de prendre des notes dans la marge. Annoter un livre (de même que mettre un marque-page) n’est donc pas l’apanage du papier. Là aussi, je trouve qu’une exploitation scolaire de la note pourrait être envisagée : l’élève peut répondre aux questions du manuel directement sur le livre. Il peut même envoyer ses réponses à l’enseignant. Les fonctions de partage permettent également de diffuser à tout-va puisque l’on peut, par exemple, tweeter un passage qui vous a séduit.

J’ai aimé annoter, souligner, surligner ou afficher mes livres en classe, mais le dictionnaire intégré m’a époustouflé. Et n’était-ce la limitation aux dictionnaires intégrés au système, cet accès tient du génie. A-t-on jamais déploré d’avoir à quitter l’ouvrage lu pour chercher un mot dans le dictionnaire ? Ici, tapoter sur un mot fait apparaître une sorte de petit pop-up contenant le sens du mot. Une intégration du Robert, d’Antidote ou du TLFi me comblerait de bonheur.
Ce qui est amusant, c’est que le dictionnaire s’adapte à chaque langue. Vous lisez en Anglais ? Le dictionnaire sera anglais. Vous lisez en Allemand ? Le dictionnaire sera allemand. Et la même chose en Grec, Italien, Japonais, etc. Je n’ai jamais autant lu en Anglais et je suis persuadé que je ne l’aurais jamais fait sans le numérique. J’utilise aussi la fonctionnalité du dictionnaire intégré pour chercher un peu tout et n’importe quoi, en tout cas quelque chose qui ne sera pas dans le dictionnaire. En ce cas, notre petit pop-up proposera de « Rechercher sur le web » et j’accèderai à une requête Google déjà toute prête.

La fonction Prononcer en impose. Sur un iPhone ou un iPad, elle doit tout d’abord être activée dans les Réglages (> Général > Accessibilité > Parole > Énoncer la sélection). Elle permet de faire lire le texte à voix haute par le système. C’est une fonction qui s’adresse aux personnes dont la vue ne permet pas de bien lire le texte même en agrandissant la police (possibilité que je n’ai pas même évoquée tant nous y sommes dorénavant accoutumés). Évidemment nous pouvons avoir des élèves qui ont ce handicap. On peut être confronté aussi à des élèves rencontrant des difficultés de lecture et qui suivront d’autant mieux la lecture que les mots automatiquement lus sont également surlignés. Mais je recours moi-même à cette fonction dès lors que je lis un texte en anglais et que je veux m’assurer de la prononciation de tel ou tel mot. De plus, il est vraiment amusant de constater qu’un livre devient littéralement « audible ». Bien sûr, cela n’a rien à voir avec l’audiobook ; ça n’a rien de commun avec les beaux enregistrements que de bons lecteurs, acteurs et même auteurs ont fait de tel ou tel chef-d’œuvre, mais disons que ça dépanne.

Une autre application comme Voice Dream Reader lit également vos textes (PDF, ePub) et vous permet même d’aller en rechercher sur Gutenberg. Ce n’est pas une application de lecture de livres audios. Cela correspond plutôt à la fonction Prononcer évoquée ci-dessus, ce qu’on appelle aussi plus souvent, en Anglais, text-to-speech. À ceci près qu’un large choix de voix vous est proposé (enfin vendu). On peut donc obtenir quelques voix (mais surtout en Anglais) moins « robotiques » que celle intégrée à iOS.

Cette application prend tout son sens dans le domaine de l’éducation puisqu’un élève peut suivre la lecture (les mots sont surlignés) mais, en plus, il dispose de polices comme Dyslexie ou OpenDyslexic. Cependant, on peut l’utiliser dans certains cas bien précis : faire lire le livre qui vous passionne dans la voiture (avec un iPhone branché sur l’autoradio par exemple) ou encore pour « faciliter » la lecture. En effet, un ami me confiait récemment qu’il utilisait la fonction text-to-speech parce qu’il avait tendance, au cours d’une lecture « normale », à vagabonder dans ses pensées et à perdre le fil (vous savez quand vous continuez à lire mais que quelques lignes ou pages plus loin, vous vous apercevez que vous n’avez rien retenu). Au moins, avec une telle fonction, cet ami me disait retenir quelque chose même quand son imagination battait la campagne. Son esprit gardait toujours une trace non pas du texte lu, mais du texte entendu.

Les fonctions de recherche m’ont littéralement transporté de bonheur quand je les ai découvertes. Un peu comme le crtl / cmd + f dans une page web ou un document long comme le bras.
Sélectionnez un mot, tapotez sur Rechercher et vous avez toutes les occurrences du mot dans le livre. C’est magique ! En fait, j’utilise le plus souvent cette fonction en tapotant sur la loupe en haut à droite. Essayez et voyez comme il est aisé de retrouver un passage qui vous intéressait et dont vous aviez oublié l’emplacement ! Auparavant, je cherchais frénétiquement le passage désiré et j’en ressortais parfois bredouille. Ce temps-là est révolu.

Voilà donc un tour d’horizon des possibilités du livre numérique sur une tablette ou sur un téléphone voire un ordinateur. Mais c’est avec la liseuse que je suis devenu un vrai lecteur numérique. Moi qui croyais que la liseuse était une anomalie dans un marché largement occupé par les tablettes ! Un appareil un peu suranné dont le premier modèle était apparu… en 2007 ! Je la voyais comme une tablette amputée de nombreuses fonctions et je ne voyais pas que ce petit appareil léger, relativement peu cher, permettait au lecteur de se concentrer sur le seul texte (c’est-à-dire sans avoir à être interrompu par mille et une notifications) et ce sans se détruire les yeux avec le rétroéclairage un peu trop violent de certaines tablettes.

Bien sûr, on retrouve sur la liseuse toutes (ou la plupart) des fonctionnalités susmentionnées, mais il en est d’autres que je suis toujours surpris de n’avoir toujours pas trouvé chez Apple.

Par exemple, Word Wise. Cette option favorise l’apprentissage de la langue dans laquelle vous lisez. Elle est certes perfectible, mais elle permet d’afficher des définitions au-dessus des mots, en filigrane en somme. On peut même enregistrer le vocabulaire recherché dans le dictionnaire. On se retrouve alors avec un nouveau livre contenant les mots ayant fait l’objet d’une recherche. C’est très pratique pour réviser, une fois la lecture terminée.

Il m’est arrivé de constater que le lecteur que j’étais devenu ne lisait plus un livre à la fois mais plusieurs. En fait, de nombreuses fois, il m’est arrivé d’être étonné par un mot de l’auteur ou de ressentir le besoin de vérifier la validité d’une information et je le faisais en utilisant le navigateur intégré. C’est un accès à Wikipédia que nous avons ainsi et, comme le dictionnaire intégré, il permet d’effectuer des recherches assez facilement et rapidement. On n’ira pas surfer sur le web et s’éloigner de sa lecture, le navigateur intégré ne le permettant pas.

On peut aussi accéder aux passages les plus surlignés par les autres lecteurs. Certains n’aiment pas. Je trouve ça assez amusant. Ainsi, au cours de votre lecture, vous voyez que tel passage a été souligné tant de fois. Il m’est arrivé de relire deux fois un passage que d’autres avaient souligné. Je n’y avais tout d’abord pas prêté attention puis, constatant que le passage avait été souligné, je me suis dit que peut-être je n’avais pas été assez attentif. Et de reprendre le passage en question.

Il y a encore d’autres fonctionnalités. La fonction X-Ray est typiquement du type de celle qui aurait changé ma vie d’étudiant. Comme l’indique Amazon :

« La fonction X-Ray permet d’explorer la structure d’un livre sur le Kindle Touch, ses idées essentielles, les personnages ou les thèmes. »

Par exemple, cela vous permet d’accéder à tous les emplacements où le personnage untel apparaît. L’ensemble des personnages peut alors être affiché par ordre alphabétique mais aussi par ordre d’apparition ou encore par ordre de pertinence. De même avec les principaux thèmes du livre, ce qui facilite les révisions en vue d’un examen ou un concours. Malheureusement cette fonction ne se trouve pas dans tous les livres, et de surcroît elle ne se trouve que dans les livres écrits en anglais.

Il y a d’autres options que je n’ai jamais essayées comme Kindle FreeTime qui consiste à créer un profil, à ajouter des livres et créer des défis, des objectifs de lecture pour inciter les enfants à lire. D’autres que j’utilise assez peu comme l’option Send to Kindle.

Mais - et je l’ai compris relativement tardivement - la liseuse a pour elle encore tout un domaine invisible, si bien que cet avantage est généralement tout simplement ignoré dans les débats livre papier vs livre numérique. En général, certaines personnes pensent avoir tout dit quand ils font observer que leur amour du papier l’emporte sur l’écran dans son écrin de plastique bon marché. Or c’est oublier que le texte sur une liseuse s’enrichit de fonctions tangibles (je peux toucher le texte et effectuer certaines actions comme faire apparaître la définition du mot par exemple) mais il y a aussi tout ce qui vient se loger sur des serveurs (en l’occurrence ceux d’Amazon) et qui donne accès à des ressources extraordinaires. Ainsi, en me rendant sur https://kindle.amazon.com, j’accède à deux fonctions dont j’aurais aujourd’hui beaucoup de mal à me passer : Daily Review et Your highlights. La première consiste à vous rappeler une fois par jour les passages que vous avez soulignés ou annotés :

« Daily Review is a tool to help you review and remember the most significant ideas from your books. It shows you flashcards with either your highlights and notes or the Popular Highlights from one of your books.
[…] The periodic review of ideas makes it easier to remember them. This works better if you space the reviews over increasing time intervals, a "Spacing Effect" that was first identified by German psychologist Hermann Ebbinghaus. Depending on how many books you have marked as "read", you will see a particular book again in the Daily Review in roughly 1 week, 1 month, 3 months, 6 months, and thereafter annually. You’re not limited to reviewing only one book per day; at the bottom of the flashcard you can select "Review another book". »

On voit là qu’il s’agit rien moins que de lutter contre l’oubli. Quand vous lisez un livre, vous en retenez un certain nombre de choses la première semaine, puis un mois après certains détails s’effacent. Trois mois après, vous en avez retenu l’essentiel, mais dans six mois, vous en avez oublié les trois quarts, surtout si vous êtes un grand lecteur (un clou chassant l’autre). Daily Review est un moyen de pallier ce fort naturel problème. On peut au passage remercier notre mémoire de ne pas avoir à tout retenir sinon nous serions comme ce personnage de Borges qui se souvient de tout et qui ne peut plus vivre, car chaque geste, chaque objet éveille tout un monde.
Quand j’étais étudiant, j’avais un carnet dans lequel je notais les livres que j’avais lus ainsi que les passages que j’avais soulignés. Tout cela est désormais fait automatiquement. On retrouve tous les passages surlignés et annotés.

Mais je goûte assez la synchronisation de tous les appareils. Je commence un livre sur la Kindle laissée sur la table de nuit. Je peux reprendre dans la journée la lecture sur l’app Kindle installée sur mon iPhone, qui lui a le bon goût de n’avoir pas été oublié sur ladite table de nuit.

On voit là qu’il y a autour de la liseuse tout un écosystème qui favorise la lecture, stimule votre mémoire et augmente vos capacités de lecteur. Bien sûr, on ne peut ignorer qu’il y aussi un intérêt mercantile, mais quel libraire n’en a pas ?

Le libraire d'aujourd'hui qui, selon les tenants du livre papier, manque tant à Amazon est le réseau social. L’entreprise de Seattle a d’ailleurs racheté Goodreads en 2013. Il est fréquent d’entendre dire que les algorithmes d’Amazon ne remplaceront jamais les conseils du bon vieux libraire. C’est probablement vrai. On reproche également aux algorithmes de ne nous faire trouver que ce que l’on cherche, et ce n’est pas entièrement faux. Personnellement, je suis toujours entré dans une librairie en sachant ce que je cherchais. Quoi qu’il en soit, réduire le libraire virtuel à une formule informatique est réducteur. C’est oublier un peu vite le rôle des réseaux sociaux et certains sont même spécialisés dans les livres. C’est le cas de Goodreads qui permet de générer des catalogues de livres et donc de créer une véritable petite bibliothèque, des listes de livres que l’on souhaite lire, de partager son avis ou ses annotations de livres lus et même carrément de parcourir des bases de données. On peut aussi évaluer ou voter pour tel ou tel livre, recevoir des newsletter, découvrir ce que lisent vos amis, etc.

Mais disons-le tout de suite, le débat opposant le numérique et le papier est infondé. En prenant le contre-pied de Victor Hugo, on peut dire que « Ceci ne tuera pas cela ». Internet n’a pas tué la télévision qui n’a pas tué la radio qui n’a pas tué la presse… Fort de l’idée qu’une technique ne remplace pas une autre, j’ai acquis la conviction que le livre tel qu’on le connaît ne sera en rien menacé par le numérique. De ce point de vue, chaque fois que je mets les pieds dans un salon consacré à la littérature (en particulier de jeunesse), je me conforte dans cette idée. Le livre sur papier, joliment relié, avec de belles illustrations ou non, a de beaux jours devant lui. Il n’est que de constater le taux de fréquentation de telles manifestations. D’ailleurs, le marché du livre en France est estimé à 4 milliards d’euros par an, devant le cinéma et la musique. C’est dire s’il se porte bien. En revanche, je sais que, si la tablette ou la liseuse ne tueront pas les livres, ils tueront cependant un certain type de livre. C’est peut-être le cas du livre de poche, c’est à coup sûr celui du manuel scolaire. Cela pour une raison très simple : si le manuel numérique a mieux à offrir que son jumeau de papier, alors l’espérance de vie de ce dernier est menacée.

On le sait, le manuel est solidement implanté dans la culture scolaire. Or le manuel tel qu’on le connaît aujourd’hui – celui-là même dont le coût est si élevé (et encore cette dépense est-elle concurrencée par celle que provoque le nombre croissant des photocopies), ce manuel parfois superbement ignoré par les enseignants sommés de le choisir – finit inéluctablement au rebut. Abîmé, ne correspondant plus au programme, trop lourd aussi, il doit être renouvelé, modifié, allégé. Sa durée de vie est de cinq ans environ, et les contraintes, qui ont présidé à sa conception, nombreuses. En effet, l’auteur d’un manuel ne doit pas dépasser tant de pages voire tant de mots, il obéit à une ligne éditoriale ou à un programme, selon des délais parfois excessivement courts, etc. Enfin, ces manuels sont intrinsèquement pensés non pas tant pour les élèves que pour les enseignants auxquels on propose un ouvrage clef en main qui leur épargnera nombre d’efforts ainsi que des scénarios pédagogiques relativement convenus (si l'on excepte le cloclogate).

Or ce sont précisément ces contraintes ou ces défauts qui volent en éclat dès lors que le manuel devient numérique. Il perd son poids. Il met à mal les limites éditoriales et ouvre des perspectives pédagogiques où l’audace est possible. De plus, devenu intangible, il n’est plus à jeter, il est mis à jour. Il frappe d’obsolescence ou d’inanité la photocopie. Enfin, paradoxalement, il permet d’envisager une réduction des coûts. Mieux encore, tout se passe comme si le manuel devenant numérique, tel un composé chimique, agissait comme un révélateur, le révélateur d’une métamorphose scolaire. En effet, la publication du manuel numérique pose un certain nombre de questions ou plus précisément remet en question un certain nombre de modèles : un modèle économique, mais aussi un mode d’enseignement voire d’enseignant tout court, tant il est vrai que ce rôle est plus que jamais à redéfinir.

Le manuel numérique – donc immatériel – ne s’abîme jamais, il ne s’écorne pas, il ne s’efface pas. L’élève est même, pour la première fois, invité à écrire, gribouiller, souligner, surligner, annoter son manuel. Ainsi, devenu numérique, le manuel peut devenir possession des élèves. Personnalisable et mobile, l’élève peut se l’approprier. Faire sien son manuel est une composante essentielle du processus d’apprentissage. Tel le moine copiste écrivant dans la marge de son manuscrit ses réflexions et corrections, l’élève peut annoter, corriger et augmenter son manuel numérique. Qu’il cherche à faire cela avec son manuel papier et il aura à rendre des comptes, et à la documentaliste et au gestionnaire de l'établissement. Évidemment d’aucuns rétorqueront que si le manuel ne se détériore pas, ce peut être le cas de la machine qui le supporte. Force est cependant de constater que certaines tablettes ont une durée de vie largement suffisante pour accompagner les élèves dans leur scolarité. Que je sache nombre d’iPad 2 sont encore en circulation dans les collèges.

Si l’on veut ajouter quelque argument plus consensuel, précisons que c’est au motif de la santé publique qu’a été publiée la circulaire n° 2008-002 du 11 janvier 2008 sur le poids du cartable. Régulièrement, on voit maintes associations de parents ou de kinésithérapeutes se saisir du problème. Or cela ne doit-il pas rentrer dans le calcul ? Ne doit-on pas se demander quel est l’impact sur la sécurité sociale.

Un modèle économique est donc à redéfinir. Loin de grever le budget, le financement du manuel numérique et de son support peut se faire, on l'a vu plus haut, en utilisant l’argent différemment. Mais, on le devine, c’est aussi un modèle pédagogique que l’on doit repenser. Si l’on se demande pourquoi utiliser un manuel numérique, il faut évidemment se demander ce qu’il apporte au regard de son équivalent de papier. On a vu qu’il était plus léger, qu’il permettait de s’affranchir de certaines contraintes éditoriales, qu’il était plus aisément remis au goût du jour, etc. Cependant ces changements ne servent à rien, ou à pas grand-chose, s'ils ne s’accompagnent d’un changement dans la façon d’enseigner, dans la pédagogie.

Il faut se convaincre de cette idée : une technique a une influence sur l’enseignement. Ainsi, le passage de la plume d’oie à la plume de fer a permis d’enseigner aux enfants l’arithmétique plus tôt, la dextérité requise étant moindre avec la plume de fer. On verra que le numérique permet de modifier la pédagogie, en la différenciant à moindres frais (c’est, par exemple, le cas de la dictée réalisée sur un support numérique comme le manuel). L'appropriation du support par l'élève ou l'enrichissement du texte par le dictionnaire intégré, la multitude d'exercices apportant à l'élève un « feedback », la possibilité d'interroger l'enseignant voire de partager une portion de texte pour demander de l'aide sur les réseaux sociaux sont autant d'exemples qui plaident en faveur du manuel numérique. La variété des supports qu'offre le manuel rend une notion encore abstraite dans l'esprit d'un élève la découvrant davantage concrète. Ainsi des figures géométriques en 3D. Mais c'est le cas des documents audio, des vidéos, des images interactives sur lesquelles on peut zoomer ou cliquer pour obtenir des informations supplémentaires. Les cartes heuristiques, les diaporamas riches en animation sont autant de moyens de rendre préhensible une notion.

Le manuel numérique permet donc d’aider davantage les élèves, tous les élèves et peut-être même de faire que le collège devienne enfin unique, car il ne l’a jamais été, n’en déplaise à ses détracteurs. Alors un rôle nouveau est dévolu à l’enseignant. On pourra penser qu’il n’est pas assez payé, et l’on n’aura pas tort. On pourra penser que sa vie personnelle est envahie par sa vie professionnelle, et l’on aura tort. Cela a toujours été le cas, lorsque l’on prépare ses cours ou lorsque l’on corrige ses copies. Tout au plus, les choses s’accentuent-elles davantage, mais ce rôle gagne en importance. En fait, après avoir mis l’élève au centre du dispositif scolaire, l’enseignant doit, à son tour, trouver une place centrale, une place qu’internet a fait émerger.

J’ai commencé par évoquer le coût phénoménal du manuel scolaire en France. C’est un coût qui pèse sur les collectivités un coût que l’on peut considérer, bien souvent, comme superfétatoire. Ces manuels fort onéreux, délaissés par les uns, portés au pinacle par les autres, ne connaissent qu’une utilisation partielle, une utilisation que ne justifie pas un tel coût. Je ne crois pas connaître un seul enseignant qui l’utilise d’un bout à l’autre, à l’exclusivité de toute autre ressource. La réalité est que, parfois, l’enseignant s’appuie sur tel ou tel manuel, et recompose sa progression pédagogique en glanant çà et là diverses ressources. Ces ressources peuvent provenir des manuels qui envahissent nos casiers lors des renouvellements de programmes. Bien souvent ces ressources proviennent d’internet.

Que constate-t-on ? Que les enseignants bâtissent des sites internet dans lesquels ils proposent leurs propres ressources, que les enseignants réfléchissent à leur pratique sur leur propre blog, échangent leurs idées sur les réseaux sociaux, dans de nombreux forums ou listes de discussion. Ces enseignants scannent, prêtent, transmettent, diffusent leurs travaux par ces divers truchements, en conséquence de quoi internet regorge de documents qu’au prix d’une adaptation l’enseignant fait siens. C’est une gigantesque salle des professeurs de toutes les matières, de tous les niveaux, de toutes les nationalités (si la langue le permet). Depuis l’avènement des réseaux sociaux, je n’ai jamais autant côtoyé mes homologues belges, québécois ou marocains.
D’aucuns, et les éditeurs en première ligne, verront ces richesses à travers le prisme de leur profession. Ils regretteront, par exemple, que l’auteur et son autorité disparaisse, que l’éditeur ne soit plus le garant d’une ligne éditoriale. On va jusqu’à toiser cet afflux numérique, et filant la métaphore aquatique, le qualifiant d’égout.

Ces considérations font de l’intermédiaire entre l’œuvre et le lecteur une nécessité. Or si elle n’a pas toujours existé, elle n’est pas même seulement nécessaire ni souhaitable. Elle n’est pas nécessaire en ceci qu’un éditeur n’est le garant de rien du tout. Le marché de l’édition présente des dizaines de « chefs-d’œuvre » à lire chaque semaine. On voudrait nous faire croire à la supériorité de ce flot sur celui du numérique parce qu’il a fait l’objet d’un tri, un tri parfois lié à des impératifs mercantiles ? Que dire des vanity press, ces livres vendus à compte d’auteur ? des livres à grand tirage d’une médiocrité absolument inconcevable ? Ont bien été édités des livres erronés, des horreurs de Maurras ou de Céline ! Et que dire de ces ouvrages dans lesquels on trouve coquilles et erreurs faute d’une seconde correction voire d’une relecture humaine !

Et pour le dire franchement, l’éditeur n’est le garant d’un savoir que parce que nous lui accordons toute notre confiance. Notre savoir ne repose pas sur la validation de tel ou tel, mais sur la confiance que nous lui accordons. Ainsi nous croyons dur comme fer que la racine carrée de 2 est 1,414 213 562 373 095 048 801 688 724 209 698 078 569 671 875 376 948 073 176 679 737 990 732 478 462 107 038 850 387 534 327 641 572 7. Pourquoi ? Parce que la communauté scientifique nous l’affirme. Personnellement, c’est une notion que je ne suis pas capable de battre en brèche. Je m’en remets donc à un tiers, que je trouve l’information dans un livre ou sur internet ne change rien.

L’intermédiaire entre l’œuvre et le lecteur n’est pas souhaitable en ceci que l’édition ne comprend pas la mutation qui est en train de s’accomplir, et qui, pourtant, s’est déjà accomplie dans l’industrie musicale. Condamnés à reproduire ce qui existe déjà ou à disparaître, les éditeurs s’arc-boutent sur des principes battus en brèche par internet. Les droits d’auteur et autres joyeusetés comme les DRM font du manuel numérique un objet peu pratique, qui ne peut s’épanouir dans de telles conditions. Pire encore ces droits paralysent l’essor, la diffusion, le partage du savoir. Or toute la littérature du Moyen Âge s’est développée hors de ce carcan que la Révolution française, soucieuse de protéger les auteurs, a apporté. Libérant l’auteur du mécénat, il s’agissait de lui donner les moyens de vivre et donc de penser. Elle ne pouvait prévoir qu’elle se ferait confisquer ses plus belles avancées par la rapacité d'auteurs et de leurs éditeurs lesquels confisqueraient à leur seul profit des écrivains parfois morts depuis près de 100 ans (ce fut le cas de Guillaume Apollinaire), quand elle ne fait pas pire…

Que faire de l’éditeur scolaire ? N’est-il pas moribond ? Il n’est plus imprimeur depuis fort longtemps (dès le XIXe siècle pour Louis Hachette). Certains des métiers liés à l’impression ont disparu ou du moins partiellement disparu. C’est le cas de la prépresse, non ? Le livre devenant à son tour immatériel, la PAO touchant le grand public, n’avons-nous pas là les signes d’une mutation inéluctable ?

Dans ces conditions, comment ne pas voir qu’il pèse sur l’enseignant une nouvelle responsabilité, celle de déterminer si telle ou telle ressource trouvée sur internet présente ou non un intérêt, si elle est fiable ou non. Si c’est une responsabilité certaine, elle lui incombe d’autant plus volontiers que du haut de ses cinq années d’études (au minimum), l’enseignant a la capacité de trier, de faire la part des choses dans la masse d’informations que déverse internet. Et puis on peut compter sur ce que l’on appelle l’intelligence collective. Wikipédia, dont la fiabilité en regard de son équivalent papier comme l’Encyclopedia Britannica, n’est plus à prouver. En 2005, la revue Nature a montré qu’on trouvait à peu près autant d’erreurs dans la première que dans la deuxième. Si un acte de vandalisme est réalisé en ligne, il y a de fortes chances pour que celui-ci soit corrigé.

Voilà comment le lecteur devient auteur, comment il fait autorité. C’est lui qui dira si telle ou telle ressource lui semble fiable ou pas. Ayant autorité sur sa matière, rédigeant lui-même les manuels (en France ce sont, en effet, des enseignants qui font les manuels), ayant aujourd’hui la capacité de s’autopublier, l’enseignant du XXIe siècle est un professionnel d’un nouveau genre. Au tout début des années 1880, dans le contexte des lois Ferry, on reconnaissait aux enseignants cette capacité de choisir leurs propres manuels. Ce n’était plus du ressort du ministère. Pourquoi ne pas aller plus loin à présent puisqu’il a les moyens de s’autopublier ? L’arrêté du 12 mai 2010 qui explicite les compétences à acquérir par les professeurs ne va-t-il pas dans ce sens ? Il s’agit d’« apprécier la qualité des documents pédagogiques (manuels scolaires numériques ou non et livres du professeur associés, ressources documentaires numériques ou non, logiciels d’enseignement, etc.) ».

Ainsi, le manuel sur papier, cet objet onéreux et précaire, en bute à l’essor d’internet, connaît une véritable crise. Cette crise, me semble-t-il, redistribuera les rôles et modifiera notre façon d’enseigner. Fort de tous ses avantages en termes de poids, d’interactivité et de richesse en tout genre, plus mobile et plus personnalisé, renouant avec les aspirations pédagogiques d’un Célestin Freinet tout en conjuguant le potentiel de la technologie, le manuel numérique devrait prendre, à plus ou moins longue échéance place dans les cartables des élèves, dans les smartphones ou les tablettes. On ne fera cependant pas l’économie d’une véritable réflexion sur ce que doit être ce manuel. Devra-t-on encore parler de manuel ? N’aurions-nous pas tout à gagner à envisager la constitution collaborative d’un cahier de travaux dirigés ? Cahier produit du travail d’enseignants et de l’élève.

Une question doit se poser également. Quelle entreprise emportera la mise ? Faut-il d’ailleurs qu’une entreprise emporte cette mise ? Google, Microsoft, Apple ont en tout cas bien compris qu’il y avait là un marché à prendre. On peut regretter que l’école soit un marché, mais c’est le cas. C’est d’ailleurs l’édition scolaire qui, voulant élargir ce marché, l’a compris fort tôt en créant le cahier de vacances. En effet, en 1933, paraissait Loulou et Babette.

Les récents partenariats avec Microsoft ou celui d’Amazon avec Canopé font ressurgir ces questions. On en est arrivé à un point où un mot, un seul, suffit à provoquer des débats indignés à n’en plus finir. Bien souvent, la légitimité de l’indignation ne fait aucun doute. Mais à voir le tout puissant SNE s’exclamer ainsi, je ne peux m’empêcher de l’imaginer tel un petit oiseau maigrelet tremblant de toutes ses plumes sur sa petite branche secouée par le méchant Amazon. La petite branche a beau peser quelque 4 milliards d’euros en France devant le marché de la musique et du cinéma, on est presque ému pour tous ces acteurs de l’édition qui annoncent des jours terribles forcément ubérisés. D’ailleurs, une fois que l’adjectif est prononcé, il n’y a plus qu’à acquiescer, comme si l’argument devait être forcément reconnu. Qui n’a pas entendu parler des taxis ? Qui refuserait de voir l’inéluctable évidence ?

Qui n’a d’ailleurs pas entendu parler du sort de l’industrie de la musique ? Nicolas Demorand a eu beau le rappeler à Antoine Gallimard au Salon du livre, rien n’y fait. Il n’y a pas pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Et de fait, on le sait déjà. Le modèle tel qu’il existe est déjà compromis et tous les efforts des grandes maisons d’édition n’y feront rien. Le marché du livre numérique l’emportera.

Et c’est tant mieux. Il fallait réagir avant, au lieu d’être un spectateur exaspéré par une économie en pleine mutation, et de s’arc-bouter sur les principes surannés du vieux monde. Car pendant ce temps, le vieux monde a changé. Le livre a changé. Profondément. Désormais, excédant de très loin le petit débat papier vs numérique, le livre numérique s’inscrit dans un écosystème qui rend l’expérience de la lecture plus exaltant que jamais. Le livre numérique donne accès à une kyrielle de services dans et hors le livre. Il permet de lire aisément ce qui était auparavant complexe. Il offre des moyens inédits de mémoriser ce qui a été lu. Il se décline même pour quelques sous en version papier. Mais l’entreprise qui produit ce livre numérique ne s’adresse pas qu’au seul lecteur. Elle s’adresse à l’auteur, lui procure les moyens techniques faciles et rapides d’être publié. Elle lui offre une visibilité. Elle lui offre des conseils de rédaction. Et quelle entreprise permet cela ? Amazon.

Doit-on signer un pacte avec le diable parce que celui-ci est séduisant ? Mais je vous en prie. Ce démon n’est pas très contraignant. Vous ne signez pas avec votre sang, vous gardez votre âme. Vous pouvez tout autant et dans le même temps publier chez Google, Apple, Wattpad, publie.net, YouScribe, InLibroVeritas et je ne sais plus qui encore. Vous êtes libre. De ce point de vue, voir le SNE s’effaroucher du choix d’un format propriétaire est à se tordre de rire. Les livres publiés par les grandes maisons d’édition (et vendus à prix d’or) sont le plus souvent bardés de DRM qui nuisent à leur libre circulation. Au reste, si vous êtes amazonisé, Calibre est votre ami. Parce que convertir un .mobi et lui supprimer les DRM que, vous qui vous autoéditez avez le loisir de ne pas en mettre, est un jeu d’enfant. Rappelons au passage que le format mobi, s’il n’est pas open-source, est documenté : chacun est donc libre de développer son application de lecture. Ce qui explique que toutes les plateformes peuvent aujourd’hui lire des livres numériques dans ce format. Ce qui n’est toujours pas le cas du ePub 3 par exemple). Ça ne vous plait pas le .mobi ? Eh bien, il fallait le garder quand c’était encore français.

Et si d’aventure, Amazon venait à me déplaire en raison d’une politique que je jugerais inacceptable, je ferai comme je l’ai fait pour Apple. Je claquerai la porte. L’enseignant qui publie est libre. Il a juste tenu à aller voir là où l’esprit pétille un petit peu, pour un temps donné peut-être et même il s’offre le luxe de s’accommoder des impératifs des Communs du savoir : « Prendre au sérieux les changements apportés par le numérique suppose de s’intéresser à des mutations complexes pour lesquelles on ne saurait maintenir des approches simplistes de défense d’une profession, d’un secteur, d’une branche, ou encore une opposition frontale public-privé »

Donc faire feu de tout bois, tout prendre là où l’innovation est, là où on donne les moyens à l’enseignant de travailler. Pourquoi ferait-on la fine bouche ? Désolé, je ne choisis pas Libre Office ou Microsoft. J’ai besoin des deux. Désolé, l’institution ne m’a pas beaucoup soutenu (et ça ne fait d’ailleurs pas partie de ses projets que de soutenir la création) et pour ma part je suis allé m’éditer là où c’était possible et je continue en exploitant applications, services, plateformes diverses et variées. En voici, un petit aperçu. Je n’ai pas de chapelle : Pages (sur Mac), Libre Office (avec l’extension eLAIX ou Writer2epub), Atlantis (sur Windows), Ulysses (sur Mac et iPad), Daedalus Touch (iOS), 1Writer (iOS), Scribus (uniquement sur Windows et Linux), Jutoh (Windows, Linux et Mac), Vellum (uniquement sur Mac), Scrivener (Windows et Mac), iBooks Author (uniquement sur Mac), Playwrite (uniquement sur Mac), Kindle Textbook Creator, Calibre, Scribaepub, ePubEditor, Audra, Aspen PictureBook, Omnibook, Book Creator, Creative Book Builder, Book Writer (uniquement sur iPad), Sigil, BlueGriffon…

Et la liste s’allonge quasi quotidiennement.

Et qui peut bien aider les enseignants à s’y retrouver dans tout ça ? C’est le Réseau Canopé. Cet opérateur public, sous tutelle du ministère de l’Éducation nationale, mais dont tout le budget n’est pas garanti par ce ministère (20% environ sont propres au réseau) a pour mission d’accompagner les enseignants dans leur formation et dans la production de ressources pédagogiques. Leurs Ateliers Canopé portent bien leur nom : ce sont des espaces de conception pour les enseignants qui peuvent bénéficier d’un accompagnement personnalisé. Un vrai luxe par les temps qui court. Luxe qui doit se financer ! C’est donc dans cette double perspective qu’il faut voir ce partenariat avec Amazon. Le reste suivra. Visiblement, les Editions du Net ont déjà approché Canopé à ce sujet. Effet positif de la concurrence, s’il en est. Et le versant technique ne connaîtra aucune limite : Linux, Windows, Mac OS, Android, iOS… Il n’y a donc aucune inquiétude à avoir. Tant mieux, car c’est la foire d’empoigne dans un domaine où nos dirigeants sont capables de dire tout et son contraire : inscrivons dans la loi la nécessité des logiciels libres ; créons un partenariat avec Microsoft… Face à de telles incohérences, et compte tenu de l’inexistence de moyens académiques permettant de faire le travail, le professeur se débrouille seul. Ça tombe bien. C’est ce qu’il a toujours fait. Dans les années 90 avec son traitement de texte. Aujourd’hui, en créant son ePub, son iba, son mobi ou son PDF. Parfois en travaillant de concert avec d’autres enseignants (Sésamath, lelivrescolaire.fr) mais enfin il y a de la place pour de petites initiatives ponctuelles, individuelles, quasi artisanales. Et c’est là que l’autoédition prend tout son sens. En dehors de toute politique. C’est comme ça depuis le début. En somme, l’enseignant avait déjà été un peu ubérisé par l’institution elle-même, qui le laisse se débrouiller. La porte était ouverte. Amazon y est entrée.