La panacée
Le numérique n’est pas la panacée. D’ailleurs, celle-ci n’existe pas. Il n’existe d’ailleurs nul remède universel. C’est un mythe. Un de plus. Il ne s’agit donc pas de verser dans l’euphorie ou la phobie, mais se demander comment utiliser au mieux le numérique. Les « digital natives » constituent d’ailleurs un autre mythe qu’il convient de dénoncer. Ces natifs du numérique seraient des jeunes nés avec la technologie et qui, du fait de cette naissance, n’auraient pas besoin d’apprendre à s’en servir. Ces natifs du numérique s'opposeraient aux immigrants du numérique (« digital immigrants »), dénomination censée désigner tous ceux qui ne seraient pas nés avec le numérique et qui ont dû s'adapter tant bien que mal au nouveau monde, en gardant des habitudes de l'ancien monde. Notez comme tout cela s'accorde bien avec l'histoire américaine tout en réactualisant (à tort) la querelle des Anciens et des Modernes, ainsi que le remarque brillamment Divina Frau-Meigs :
« C’est un mythe des origines, tellurique, installé dans le vécu américain de la frontière (le futur, l’inconnu) et de l’immigration (laisser le patrimoine derrière soi). C’est aussi un mythe des fins, millénariste, apparu au tournant du nouveau siècle, alors que les États-Unis vivaient une série de crises qui allaient culminer avec 9/11 (crise politique avec la remise en cause des élections Bush/Gore, crise économique avec la peur du bug du millénaire et l’éclatement de la première bulle numérique…). C’est aussi une période clé car elle marque la naissance de l’internet politique suite aux attaques terroristes, après l’émergence de l’internet commercial en 1996 avec le passage de la loi des Télécommunications. C’est un mythe par ses proportions inter-générationnelles de querelle des anciens et des modernes (natives et immigrants sont utilisés au pluriel) : les modernes natifs sont sophistiqués et appuyés par une technologie puissante tandis que les anciens immigrants sont mal préparés et dépassés. Le tout fait crise, avec un substrat où la peur collective touche à des valeurs profondes de la société, conditionnant son évolution, voire sa survie. »
Je n’ai jamais approfondi mes recherches afin de savoir de quelle façon s'est colporté ce mythe (on sait cependant qu’il est né sous la plume de Marc Prensky), mais il est facile de deviner combien il est faux. S’il suffit de naître au moment où une technique est popularisée, je suppose qu’à d’autres époques, les enfants seraient tous nés électriciens ou mécaniciens. Au reste, il suffit de voir ces jeunes apprentis du numérique pour comprendre qu’ils utilisent la technique comme tout un chacun, mais ils ne savent pas vraiment s’en servir. Ils savent faire quelques petites choses qui ne requièrent pas un grand savoir-faire et qui peut pourtant étonner quelques personnes âgées qui regardent tout ça en ouvrant de grands yeux, mais qui ne demandent pas un apprentissage forcené. Tout au plus, j’ai souvent été étonné de voir chez certains enfants une capacité à tester une interface sans la moindre appréhension, alors que l’adulte jette un regard anxiogène sur tout cela, paralysé qu’il est à l’idée de faire une bêtise. Et encore ! Combien de fois ai-je vu l’inverse ! En fait, je ne suis pas même sûr qu’il existe une loi et encore moins un gène de l’habilité numérique chez l’utilisateur. Et un jeune utilisateur a fortement besoin d’une éducation au numérique sans quoi sa vie d’adulte sera considérablement compliquée.
Cependant, ce qui est intéressant avec l'expression « digital native », c'est qu'elle montre que les enfants qui naissent aujourd'hui (et depuis quelque temps déjà) naissent dans un environnement numérique. Comme le note Mark Prensky en exergue, « Students are not just using technology differently today, but are approaching their life and their daily activities differently because of the technology ». Tout dans leur vie est numérique. Demain, nos élèves voteront sur leur téléphone ; aujourd'hui, ils s'apprêtent à payer avec ce même appareil. Ils rencontreront peut-être même leur femme par ce truchement. On l'a dit à de multiples reprises : tout est numérique. En ce cas, qui songerait encore à écrire une lettre sur du papier au lieu d'envoyer un e-mail ? Écrire à la main, faire un brouillon, le recopier, mettre la lettre dans une enveloppe, aller à la poste et attendre une réponse ? Qui ou quel élève voudrait cela si ce n'est pour le charme d'antan, le plaisir suranné de la carte postale ? Je ne suis d'ailleurs pas sûr que l'on s'émerveille encore de l'immédiateté de nos communications devenues numériques. On ne les présentera donc pas comme une énième merveille supposée sauver l'école de la déréliction qui s'est emparée d'elle, mais on reconnaîtra que l'école ne peut échapper au numérique.
Et si l'école ne peut échapper au numérique, on notera tout de même qu'un certain nombre d'élèves y ont échappé et y échappent encore. Or si l'on me permet de prendre les choses par le petit bout de la lorgnette et qu'on veuille bien s'éloigner des grands débats qui inscrivent notre époque dans un clivage si difficilement identifiable, je ferai valoir combien l'école numérique sans prétendre avec trémolos dans la voix à faire du monde « a better place » pourraient au moins très simplement réduire certaines injustices qui perdurent de façon incompréhensible.