Lieux numériques : pratiques populaires et réappropriation sociale,
la bricole comme frein à main des technosciences

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CONCLUSIONS ET LIMITES

A travers ce parcours chronologique de Plateforme C et l’immersion au cœur des openateliers, j’ai tracé un terrain d’observation afin d’aborder l’évolution des conditions d’appropriation sociale des technologies entre 2008 et 2018. Pour la partie analytique de ce dossier, je reviendrai sur les discours d’ouverture de nos lieux pluridisciplinaires et la réelle possibilité d’appropriation des technologies. Dans quels les espace-temps peuvent s’imaginer de nouvelles médiations et comment les connecter aux pratiques populaires ? Quelles sont nos limites d’interventions ? Cette « double vérité » associative met en tension nos échanges avec les politiques publiques ? Un langage vernaculaire (ou pidgin ) si peu commun produit également un territoire à explorer et peut créer des distances et frontières nouvelles.
Je conclurais ce dossier (et cette exploration en interaction avec des pairs, des chercheurs) par un hommage modeste à Nicolas Auray.

1. S’intercaler dans la vie numérique ou l’appropriation critique

S’approprier

D’un point de vue logique, la question de la possibilité de s’approprier les technologies est première par rapport à celle de la nécessité. Beaucoup de gens citent sur ce point, Jacques Ellul qui nie la possibilité d’une telle appropriation. La technique est présentée par lui comme d’accès direct, exclusive de toute médiation, en particulier symbolique ; il n’y aurait tout simplement pas de place pour la culture technique en général.
Mais après discussion avec des pairs, il semblerait que Jacques Ellul puisse se tromper- un peu -. La technique sans médiation n’est qu’un aspect de ce qu’il appelle lui-même le « bluff technologique ». Ce bluff industriel-économique est partie prenante d’une médiation de la technique, une sorte de culture technique industrielle-consumériste, autour du marketing, qui formate les usages et peut (et doit) être combattue par une culture technique critique. S’il est possible de s’approprier la technique, il est nécessaire de le faire parce que la technique tend à se greffer sur la totalité des relations humaines, et à être elle-même la relation de référence, structurante et centrale. Il faut donc délaisser la notion de technique – moyen (de l’ordinateur – outil) pour celle d’une technique – relation humaine.

S’approprier la technique ce n’est pas adopter un moyen pour un finalité qui nous est propre ; c’est définir un propre de la relation, entre hommes et techniques, l’homme ne devant jamais être considéré comme un moyen par l’homme. Cela est vrai en général et peut ensuite être spécifié à propos du numérique, des technologies ou du bricolage. Il est de ce point de vue essentiel (mais pas suffisant) d’avoir des lieux physiques pour en discuter et d’en montrer les fonds cachés, pour matérialiser les relations entre technique et relation humaine et sociale par un temps social adapté aux rythmes biologiques.

Extrait Système D, 1971

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Dans quels lieux ou espaces ?

Atelier à l’EPN-Fab-LAB de Fontenay le Comte, l’Innovation permanente, simple et conviviale http://parcoursnumeriques.net/articles/portraits/immersion-en-espace-numerique-centre-social-oddas-fontenay-le-comte Un gâteau a été préparé pour remercier l’animateur de la réparation de l’imprimante.

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On distingue trois typologies de public, qui se sont croisés au sein des ateliers précédemment décrits. Celle des Openatelier d’origine (2008) portée par des activités de création numérique, d’informatique, de la culture hacker et des premiers médialab. Celle des openateliers du fablab Plateforme C (2013) dans l’ensemble attiré par des envies de faire des choses avec les mains, de croiser dans un atelier collectif d’autres personnes, un peu à l’instar d’un club amateur, mais dont les parcours montrent que cela serait une erreur de penser qu’il s’agit uniquement de loisir ludo-éducatif. Cela s’inscrit dans des parcours de vie/professionnels. L’étude de l’impact du numérique sur le travail, dépassant les cas aisés des makers1, apporterait certainement une connexion entre les notions de digital labor et la ré-matérialité d’actions semblables à un travail, gratuit et sans but lucratif. Puis enfin, celle des participants de l’atelier Partagé dans le quartier du Breil (2015) mixe davantage de classes sociales, d’origines diverses, des passants ou flâneurs d’un nouveau genre. L’entre-soi des OpenAteliers n’aurait de raison d’être que par la fréquence de passage de certains participants. Mais prennent-ils la place d’autres ? La question de la place des jeunes (16 – 35 ans, de façon politiquement correct actuellement) est un autre sujet : nos activités au sens large n’abordant pas toutes les facettes de l’environnement numérique.

Pour autant, on peut en regardant nos activités poser quelques questions en terme de ‘médiation’ : Dans quelle mesure à travers les lieux de médiation, ne sommes-nous pas des agents de promotion de ces objets techniques et méthodes ? De façon presque involontaire, nous sommes des facteurs de validation de ces progrès techniques, et ce malgré une posture critique. A travers les arts numériques1 notamment, nous sommes amenés à utiliser les « dernières technologies » et à en faire ainsi la promotion.

Nous sommes également parfois, contre notre gré, complètement partie prenante dans « l’écosystème » créatif et innovant : les *labs (fablab, médialab, hacklab, …) comme avant garde de l’innovation (avec par exemple la récupération des hackathons1 par les démarches entrepreneuriales), nous sommes parfois défricheurs de futurs terrains fertiles mais dont les légumes et les fruits seront récoltés par des start-ups à la pointe de l’intégration capitaliste de ces dynamiques créatives et de partage. Où est la fonction d’utilité sociale2 prônée ?

Les lieux de médiation (numérique) sont donc des lieux de tension, de conflit entre des injonctions à l’innovation industrielle et des appels à un mouvement d’une culture critique. Ces lieux ne peuvent éviter (même placés sous le signe de la culture libre, donc) d’être intégrés, à un degré ou à un autre, à l’économie de l’attention 1. Dans le modèle du « double-sided market », façon Google, ils figurent sur le premier côté, parmi toutes sortes de têtes de gondole. Le conflit des attentions croise et renforce le conflit des cultures techniques. Des espaces portés par la contestation des technosciences, le refus des machines tout en favorisant in fine leur accès. Des lieux animés par des techno-critiques experts2 !

Cela ne signifie pas que les lieux de médiation soient condamnés à être instrumentalisés. Le seul fait d’ouvrir la question de la culture technique constitue un début de résistance (voire de sagesse). Tout en prenant en compte les éléments évoqués précédemment, il convient de faire œuvre de médiation pour aussi tenter de propager un esprit critique et distancié face à ces évolutions sociétales technologiques.

Si l’on ne veut pas connaître le même échec que la décentralisation culturelle (FRAC, Scènes nationales dont le public est finalement cantonné à quelques CSP, …1), il convient de renouveler, réinventer nos modes d’intervention et de médiation. Pour cela, il est nécessaire d’appréhender au plus près les évolutions des pratiques, notamment chez les jeunes, afin de situer un point de départ pertinent pour cet échange de connaissances, savoirs, savoir-faire et savoir-penser. Le principe de « lieu de médiation » pose question : le « lieu » constitue une base arrière, socle au développement structurel d’un projet, afin notamment de développer des formes d’intervention salariées ou bénévoles, et assurer ainsi une certaine stabilité au projet. Néanmoins, il constitue également un facteur de conservatisme : une certaine inertie face à de potentielles évolutions dans les modes d’intervention, au cœur des « formes de vie »2.

Il pourrait s’agir d’articuler des modes d’interventions « hors les murs » et « dans les appareils » des gens à partir de cette base « aka lieu physique », et donc penser cette action de médiation pour développer le sens critique, le libre arbitre, l’autonomie face aux technologies, au plus près des usagers. Il pourrait s’agir de « s’intercaler » dans la vie numérique des gens afin de lui donner plus de sens et de distance :on peut ainsi imaginer des moyens d’intervention mobiles qui se déplacent sur un territoire au gré des interpellations et des besoins. Il pourrait également s’agir de développer des applications qui contribuent à ces souhaits et qui s’intercalent dans le processus informationnel quotidien afin de mieux le gérer, voire le contrôler.

Vers une pédagogie sociale

DES TENSIONS ET LIMITES PROPRES A UN LIEU DE PRATIQUE DANS UN MONDE TECHNICISE ? QUELLE VISION A PARTAGER?

Une vision du monde qui passe de plus en plus par le prisme du « numérique », notre monde se transforme petit à petit en données binaires avec lesquelles nous sommes invités à interagir. La théorie de l’information, Shannon1, la discrétisation du vivant, une forme de simplification par la transformation de l’analogique en tranches de 0 et de 1 qui induit une transformation de notre paysage intellectuel et imaginaire. La suprématie d’une vision scientiste2, la représentation du monde à travers la science et la technique, l’efficacité de la preuve par l’expérience, la technique (en) « marche » et s’impose comme vision du monde au détriment d’une approche sensible et plus proche du fonctionnement de la nature.
Ces lieux émergents abordent ou chatouillent malicieusement les enjeux actuels du « bien vivre » et « agir ensemble », et c’est sans doute cela leur « fonction » inavouée finale : créer des espaces physiques d’appropriation sociale des techniques et un temps de partage des savoirs, connectable à d’autres espaces.
Dès lors, où se situe le « frein » ? Dans le rythme des activités, la fréquence des ateliers inventant un quotidien3 et définissant son propre temporalité ? Dans les contenus des activités propice à enrayer (ou réparer) les machines capitalistes et industriels ? Doit-on initier les adhérents aux tutoriels USB Killer4 pour rénover le concept des luddites5 ?
Qu’est-ce qui serait moteur ? Comment croiser nos visions individuelles vers un manifeste commun critique des technologies6 ? S’inspirer du manifeste Swaraj7 pour les sciences et technologie, articulant production de savoirs vernaculaires et connaissances académiques en Inde ? S’inspirer des pratiques artistiques (dis)tordant l’idéologie du progrès vers la disnovation8, ?

Peut-être faut-il voir dans ces lieux, des tentatives de fabrication de communs ? Des laboratoires sociaux en interaction avec l’environnement acceptant bricolage, aléatoire, non-achevé, … dont la pérennité, l’accessibilité et la gratuité poseraient les bases de transformations sociales ?
On pourrait également se référer à la pédagogie sociale pour en construire des « mi-lieu » plutôt qu’un lieu, dépassant la notion d’espace vers celle du temps9 : « on pourrait avancer l’idée que la notion de milieu ajoute cette dimension temporelle à celle de l’environnement. Pour la pédagogie sociale, en effet, ce qui compte ce n’est pas de constituer des environnements favorables, de partir à la recherche d’une utopie ou d’un idéal mais, au contraire, de produire dans l’environnement tel qu’il est des moments d’exception. Les contraintes économiques, sociales, institutionnelles sont telles qu’il est devenu quasiment impossible de créer aujourd'hui des lieux innovants et , surtout, c’est illusoire. On ne modifiera pas l’ordre des choses en installant ici ou là des niches de confort. On ne fera qu’y attirer ceux qui ont déjà tout cela.»

2. Nos limites ou « la double vérité » associative

Chercher à décrire nos limites objectives et subjectives, c’est décortiquer la manière dont nous agençons nos relations avec les politiques publiques, dans un triangle composé de trois arêtes (usagers - politiques publiques - formes associatives). Issu du mouvement « associationniste »1, nous naviguons dans un environnement qui est « l’économie au-delà du marché, la politique au-delà de l’Etat ». Servant (ou étant utilisé comme) d’ aiguillon, nous nous heurtons à un cadre institutionnel largement défavorable, conscient que nous sommes une membrane à usage politique pouvant servir à réduire la distance entre une réalité économique objective et une réalité sociale quotidienne. Mettant en œuvre des politiques publiques auxquelles nous ne contribuons pas en phase initiale, PING jongle avec le paradoxe de revendiquer une certaine fragilité structurelle tout en mettant en valeur l’importance des enjeux que nous portons. J’ai essayé d’exprimer cette double vérité-constat en interrogeant des termes juxtaposés, en tension mais fortement liés.
Ce travail de réflexion et d’agencement a été partagé avec d’autres structures lors d’entretiens2 ou échanges par mails, constructifs et encore animés. Cela pourrait constituer une matrice d’une recherche ouverte, collective sur nos stratégies et nos modes d’existence ou d’interventions, en voici quelques exemples :

Transmission/Savoirs 
Nous proposons une participation citoyenne à la société technicienne et scientifique : Il y a sans doute là un nouveau socle sensible. L’usage volontaire des sujets comme les communautés en ligne, les plateformes web, l’artisanat et néo-artisanat tend à proposer d’articuler compétences en réseau à une compétence situéé.

Dehors/dedans
Poser comme point de vigilance, l’écart existant entre le discours produit par nos soins et la façon dont on est perçu de l’extérieur.

Dispositifs/Langages
Nous produisons des formats croisant innovation sociale et participation citoyenne qui se situent au sein de la ville et produisent certainement des artefacts ou des conséquences qu'on ne défend pas certainement par ailleurs. Dès lors, comment pensez ou pensons-nous les dispositifs que nous mettons en place ? A quelle échelle pouvons-nous intervenir, quelles formes d’émergences se dissimulent dans nos activités ? Porter un regard objectif sur ce que produisent les langages définissant nos actions, étant emportés ou portant d’autres types de langages, eux-même pris dans d'autres logiques.

Transparence/alternative
Bien comprendre que l’open source n’est plus forcément alternatif, mais que réside dans la fabrication de la valeur et la transparence un terrain plus fertile.

Économies/populaire
Dans un monde non enchanté, notre terrain est sans doute davantage une tentative d'application de l'appropriation sociale des technologies, la poursuite de techniques populaires communes plutôt qu’une éducation populaire à rénover qui connaît des limites.

Limites/Pluralité
Il y a donc un « lieu », un point où cela s'arrête . Nos limites sont ici, doubles : limite de territoire, limite d’échelle, limite d’actions. Quelle alliance privilégiée pour dépasser une fonction d'éclaireur ? Profiter d’une forme d’organisation prônant une pluralité radicale. Les formes d’organisation et d’intervention sont ouvertes en ce moment : surtout ne pas les fermer. Les associations peuvent parfaitement être artistes le lundi, « service public » le mardi, théoriciennes le mercredi, initiatrices le jeudi, fablab le vendredi, tactical media le samedi, méditatives ou insurgées le dimanche.

Subjectif/objectif
Comment créer des « éléments de médiation » autonomes ? Cette stratégie ne peut pas dériver seulement d’une analyse objective du théâtre des opérations, comme si, une fois que les choses avaient été correctement analysées, on avait la liste des tâches, des points d’investissements, une « agency », des priorités Non, le plus important, ce qui va piloter, c’est le côté subjectif, les « valeurs partagées » l’éthique, l’esthétique, la politique, les goûts, les désirs. Par exemple, on peut être une vraie association, dans le sens politique du terme, ou le cache-nez d’une collectivité ; mais il faut le savoir. C’est ici le lieu de la culture de soi collective1.

3. Langage commun ou auto-institution

Ces éléments interrogatifs constituent ainsi un double lexique qui peut se voir comme le socle de la définition d’un projet spécifique, d’un groupe spécifique, d’une association par exemple. Nos projets associatifs sont définis de manière autonome par rapport aux procédures institutionnelles (du type label, fédération, etc).

Il s’agit de « s’auto-instituer »1. Il y a donc nécessairement non seulement deux discours, mais deux régimes de pratiques, et des passerelles diplomatiques à construire. Les strates de notre tactique seraient doubles : d’une stratégie PUBLIQUE en surface à une autre démarche CRITIQUE dans une logique scindée, traversée par des pratiques de design social pour passer du manifeste à l’implémentation. L’auto-institution, c’est donc la possibilité de créer notre propre langage, sans pour autant cesser de dialoguer avec les institutions.

Dans nos discussions entre pairs, nous voulions arrêter d’utiliser le mot fablab après Fab142, estimant que cela avait été tout de même un magnifique cheval de Troie pour décrire des activités qu’on pratique de la même façon depuis 2008. Par exemple, dans la présentation que nous faisons du fablab, à chaque fois nous tenons à montrer le magazine Système D et la charte du magazine, plus parlant pourc certains adhérents plus âgés. La difficulté vient du fait que nous menons une activité dans un interstice qui nécessite ce jeu d’intercalage (Avec ce mot de « fablab », j’ai pu expliquer à ma grand-mère ce que je faisais ! Elle avait vu un reportage à la télévision).

Le défaut de nos activités est notre appétence pour la pratique, le faire plutôt que l’écrit, le dire, à la différence d’un milieu culturel plus institué et ancré dans les politiques publiques. Au Brésil (à la situation déjà complexe), j’ai pu visité des structures comme la nôtre, les membres y étaient tous bénévoles mais certains suivaient des PhD, décrivant ce qu’ils expérimentaient. Pourtant à Ping, nous essayons de faire perdurer le renouvellement tout en poursuivant un processus instituant. Nous avons le « don », la « capacité à » ou « l’envie » de remettre à plat le projet associatif tous les ans.

Mais nous sommes souvent en porte à faux entre le fait de « gérer » une activité et le désir de développer telle ou telle thématique qui ne sera peut-être pas pérenne. Sur ce point, nous sommes très en phase (en minimisant l’importance de notre projet, tout de même) avec Tim Ingold lorsqu’il explique que les grands projets architecturaux – et plus généralement les créations humaines – ne sont pas la concrétisation d’un plan préétabli, l’imposition d’une forme à une matière inerte, mais plutôt le résultat d’un dialogue, d’une mise en correspondance avec la matière, faits de tâtonnements et d’improvisations3.

4. « Avec curiosité et panique »

Explorations motivées

Ma candidature à la VAE et le choix d’un master en sociologie ont été motivé notamment par la lecture de l’article de Nicolas Auray ‘De la politique du Code au renouvellement des élites’ dans la revue MOUVEMENTS « les (contre)-pouvoirs du numérique» il y a deux ans. Trop vite disparu, Nicolas Auray proposait des recherches en régime d’exploration numérique.

Dans cet article, il retrace l’histoire des mouvements hackers, l’émergence des medialab, etc … portés par « l’ utopie numérique »1 . Ces thématiques et analyses de chercheurs étaient en symbiose2 avec mes intuitions de praticien et d’acteur associatif et m’invitaient à croiser plus souvent recherches académiques et pratiques associatives. Sa façon de relier des histoires, des faits et de définir « l’hacktérisme » me concernaient fortement, et renvoie à la question de la citoyenneté en régime numérique. Bien plus qu’une synchronisation générationnelle, il connecte (avec moi) le politique, l’éducation et les technologies au cours d’une « exploration curieuse », attentif à restituer, le plus finement possible, les formes d'engagements des personnes, plutôt que de conclure trop rapidement à leur aliénation.

Son récit différencié des mouvements hackers nord-américains et européens fait un focus sur le démarrage des premiers « social centers » en Angleterre, « centri sociale » en Italie au sein desquels on voit converger plusieurs mouvements (médialab, politique, écologie, féminisme, informatique). Les questions d’apprentissage du code, les velléités (de faire de la) politique-s, le chaos computer club3 nous ramènent au sujet de ce dossier, des lieux numériques pour et par tous et de l’émancipation par les technologies : « Mais une chose est d’affirmer la puissance d’agir autour de la créativité horizontale, une autre est de s’arracher à l’aliénation selon un processus de critique sociale. De quelle nature est l’écart entre les normes d’auto-organisation nées sur le réseau Internet et l’émancipation ? L’émancipation suppose une focalisation sur les déterminations sociales – de genre, de classe, d’âge – dans lesquelles se trouve plongée l’expérience : c’est un arrachement à l’aliénation, à tous les fétichismes, dont fait partie la fascination pour la technique. Et si les les technologies numériques, au lieu de servir d’horizon d’émancipation, nous aidaient à reproduire un ordre de domination en le rendant confortable ? A quelles conditions des lors ces technologies sont-elles émancipatrices ? »

En quête de chercheurs

J’ai poursuivi depuis mes explorations vers d’autres itinéraires, vers d’autres chemins. En agençant des thématiques, en tissant des liens entre des recherches convergentes, j’ai organisé quelques rencontres pour échanger, au-delà des lectures, avec des « explorateurs » en régime numérique.
Tout d’abord, par la rencontre avec Christophe Bonneuil1 sur les enjeux liés à la compréhension de l’émergence du terme « anthropocène » : découvrant la nécessité d’aborder les questions de sciences citoyennes (les technologies, l’informatique pouvant rentrer dans le giron du mot ‘science’) au sens large et historique, parcourant des réflexions sur la gouvernance et le ralentissement des sciences proposé par Isabelle Stengers2, ou du théâtre qu’y ci-joue par Bruno Latour3.

En m’engageant sur une pratique de l’écriture réflexive et de la recherche-action, j’ai partagé avec Hugues Bazin des temps de réflexion sur les usages innovants des espaces, vecteur de transformation sociale ou non. Nous avons tâtonner pour construire des références communes et déplier ces fils thématiques avec d’autres acteurs socio-culturels. Observant ma déambulation basée sur des rencontres entre les disciplines, dans les interstices, Laurent Devismes4 m’a proposé de regarder du coté du « matérialisme aléatoire ». Nos recherches sur les pratiques populaires liées aux technologies et à la fabrication, au bricolage construisant certainement des savoirs propres doivent se confronter à d’autres usages, par exemple celles liées à l’usage d’Internet sur des territoires ruraux ou par des communautés spécifiques.
Ces pratiques en ligne créent de nouvelles compétences parfois, en contradiction avec une analyse simpliste d’une nouvelle fracture numérique-sociale à l’heure de la dématérialisation des démarches administratives en ligne. C’est ce que rend compte l’ouvrage de Dominique Pasquier5 , décrivant le travail en-plus6 sur les plateformes web comme « le bon coin.fr ». Ces usages individuels recomposent nos sociétés… occidentales. Pour se décaler, changer de focale, j’ai rencontré Edouardo Viveiros de Castro en France et au Brésil. Son approche confronte philosophie et anthropologie, son perspectivisme amérindien, en contre-pied de nos visions, offre un exemple d’habiter le monde qui attribue aux différents êtres non-humains un statut réflexif de personne analogue aux humains. Il évoque aussi son pays le Brésil et propose une réflexion sur la notion de peuple en la mettant en tension avec celles d’indigène et de citoyen…

Acteur-chercheur

Le chemin me conduisant d’un point à un autre, m’incitant à suivre des voies hétérogènes, à varier mon univers relationnel, trame mes activités professionnelles. Pour ce dossier afin de valider littéralement des acquis et expériences, j’ai travaillé à partir de mes propres activités. Cette tâche ardue et introspective s’est avéré être une sorte de miroir des relations que PING entretient avec des chercheurs académiques, ou avec des « explorateurs associés ».

L’analyse sur le pratiques populaires et l’appropriation des technologies à partir de mes expériences renvoie à ma propre pratique d’acteur mais aussi de « chercheur culturel ». Comme le souligne Florence Weber, une des caractéristiques de l'enquête de terrain est d'être plus un facteur de transformation des hypothèses qu'un dispositif pour les confirmer ou les infirmer.

L’écriture comme pratique de la réflexivité

Ce dossier sous format auto-ethnographique établit ou fournit des continuités entre les pratiques des acteurs (adhérents, associations, politiques), les recherches académiques et des thématiques. Il s’agit d’affirmer que les espaces et lieux présentés s’appréhendent aussi par la perception sensible, par une disponibilité temporelle et des récits individuels ou collectifs. L’acte d’écrire est à la fois un travail sur soi, sur son univers professionnel.
J’ai tenté de prendre du recul, de faire un pas de coté à partir des matériaux dont j’avais à disposition.

Transformations des hypothèses et travail en co-recherches

Imaginer cette démarche comme non contextuel à un dossier, mais comme une fonction intrinsèque à nos pratiques où l’observation serait continue, où l’exploration serait attentive constitue une transformation de mes hypothèses.
De récents échanges avec des chercheurs vont permettre de poursuivre ce travail effectué pour ce dossier. En effet, Jean Francès (chercheur associé au Groupe de Sociologie Pragmatique et Réflexive (EHESS), CoreLab) souhaite effectuer une étude sur Plateforme C et les openAteliers : « L'idée principale étant d'interroger dans quelle mesure ces espaces et celles et ceux qui leur donnent vie peuvent contribuer à la diffusion de compétences pour le ré usage, la bidouille notamment numérique qui permette de lutter contre l'obsolescence, et des aspirations pour l'appropriation, ou la réappropriation de capacités et de savoir-faire à la fois plus "verts", durables et démocratiques. Nous sommes aussi très sensible à la question des conditions de la massification des capacités et savoir-faire enseignés et acquis en FabLab. »

Hommage-s

Je veux terminer en rendant un double hommage. Un hommage à la redécouverte du travail de Nicolas Auray présenté dans l’ouvrage « Hommages aux travaux à Nicolas Auray » sous la direction de Dominique Pasquier « Explorations numériques » récemment lu, au cours de la rédaction de ce dossier. Un autre hommage aux thématiques ouvertes* présentées par les chercheurs-collègues ayant contribué à cette publication.
« Dans un monde où tout est mis à disposition sans limite d'espace et de temps, tout est toujours possible en tout lieu et à tout heure,et la culpabilité de ne pas faire, ou de ne pas faire assez, se démultiplie et s'exacerbe. Le chaos est un espace de potentialité qui appelle des actes pour être ordonné, mais ces usages suspendant continuellement l'utilité immédiate, ne condamneraient-ils pas irrémédiablement le sujet à manquer l'instant présent ? » Extrait de « Fanny Georges, à propos de Nicolas Auray
* :

  • les formes de l’exploration à l’ère numérique, les transformations socio-economiques induites par la production culturelle en régime d’abondance, l’émergence de nouvelles formes de méritocratie dans la société de la connaissance.