--- tags: Première, activité, lien social, lien, social --- # TD 1 : Le lien social, S. Paugam <style> body { text-align: justify; }</style> Consulter ce document en ligne : ![](https://api.qrserver.com/v1/create-qr-code/?size=100x100&data=https://hackmd.io/@sespad/rJK3IQpFt) [Extrait : Le lien social, Chapitre III, Serge Paugam.](https://www.puf.com/content/Le_lien_social) **Questions individuelles :** 1. Qu'est-ce que le lien social ? 2. Qu'est-ce que la "protection" 3. Quest-ce que la "reconnaissance" 4. Quels types de lien sociaux existent-ils ? 5. Qui est Serge Paugam ? **Question collective : (toute la classe ensemble)** 1. A l'aide de vos connaissances, vous montrerez la diversité des liens sociaux. # Chapitre III : Du lien social aux liens sociaux [ToC] Alors que, dans les sociétés à solidarité mécanique, les individus tirent de leur appartenance au groupe à la fois leur protection face aux menaces extérieures et la reconnaissance immédiate de leur statut social, dans les sociétés à solidarité organique, ayant abouti à un tel système de protection généralisée, la reconnaissance devient pour les individus un enjeu autonome. Elle oblige les individus à une construction identitaire qui passe par la quête d’une valorisation personnelle perpétuellement soumise au regard d’autrui. La reconnaissance naît de la participation aux échanges de la vie sociale. Moins automatique que dans les sociétés où l’individu appartient avant tout à un cercle étroit, elle est aujourd’hui, dans les sociétés où les multiples liens sociaux s’entrecroisent, un objet de conquêtes et donc de luttes. ## I. La pluralité des liens Deux autres sociologues vont contribuer à cette sociologie historique du lien social sans pour autant la réduire à une opposition conceptuelle équivalente à celles que nous avons étudiées dans le premier chapitre. Il s’agit notamment de Georg Simmel, sociologue allemand, qui publia en 1908 un gros ouvrage intitulé Sociologie. Études sur les formes de la socialisation, et de Norbert Elias, lui aussi Allemand, qui soutint sa thèse juste avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale et dont l’œuvre continue à susciter un grand intérêt aussi bien chez les sociologues que chez les historiens. L’un et l’autre ont mis l’accent sur la pluralité des appartenances et analysé le lien social dans les sociétés modernes comme l’entrecroisement de plusieurs liens. ### 1. La diversification des appartenances L’œuvre foisonnante de Georg Simmel comporte une approche sociohistorique de grande envergure, comparable à celle de ses contemporains du début du xxe siècle. À plusieurs reprises, il se réfère à la société médiévale qu’il oppose à la société moderne. Il observe, par exemple, qu’au Moyen Âge l’affiliation au groupe absorbait l’individu tout entier et se réalisait selon un modèle concentrique, du groupe immédiat au groupe élargi. Dans la société moderne, l’individu diversifie ses appartenances. Alors qu’il est toujours, comme le rappelait Durkheim, défini par sa complémentarité aux autres et donc par une relation d’interdépendance vis-à-vis d’eux, la conscience de son individualité ne cesse de se développer. La situation se caractérise alors par la juxtaposition de groupes différents qui se croisent à l’intérieur d’une seule et même personne. Tout comme Durkheim, Simmel prend de nombreux exemples dans l’organisation du travail. Il se réfère notamment au compagnonnage et aux évolutions qu’il a connues. Il montre, par exemple, que dans les anciennes corporations régnait à l’origine un esprit de stricte égalité qui contraignait l’individu à s’en tenir à une qualité et à une quantité déterminées de production, mais lui assurait en même temps une protection face au risque de concurrence, puisque chacun était tenu par les mêmes normes. À la longue, il s’avéra impossible de maintenir un système aussi strict d’indifférenciation et certains maîtres enrichis acquirent au prix de luttes acharnées le droit de ne pas s’en tenir à un seul point de vente et d’accroître le nombre de leurs aides. Le processus de spécialisation et d’individualisation au sein du compagnonnage aboutit en réalité à son éclatement. « Cette différenciation du groupe social accroîtra le besoin et le penchant à dépasser ses frontières originelles géographiques, économiques et mentales, et à instaurer à côté du caractère centripète initial du groupe, du fait de l’individualisation croissante de ses membres et donc de leur répulsion mutuelle croissante, une tendance centrifuge qui fait le pont avec d’autres groupes. » [1]. De ses observations historiques, il tire un constat général : l’élargissement quantitatif du groupe produit une différenciation accrue de ses membres et se traduit par une individualisation plus poussée : « Plus étroit est le cercle auquel nous nous dévouons, moindre est la liberté d’individualité que nous possédons ; mais en échange ce cercle est lui-même un être individuel, et, précisément parce qu’il est réduit, il se détache des autres en s’en délimitant mieux. Corollairement : si le cercle où nous sommes actifs et auquel va notre intérêt s’élargit, il donnera plus d’espace au déploiement de notre individualité ; mais nous aurons moins de spécificités en tant qu’éléments de cet ensemble, ce dernier sera moins individualisé comme groupe social. » [2]. Simmel est aujourd’hui souvent cité par les spécialistes des réseaux sociaux qui voient en lui l’un des précurseurs de l’étude microscopique des formes de l’action réciproque et de l’entrecroisement des cercles sociaux. Pour lui, l’homme est avant tout un « être de liaison ». Nous sommes toujours « ceux qui séparent le relié ou qui relient le séparé » [3]. Dès lors, parler de société revient à parler de lien social, et parler de lien social, c’est avant tout partir du constat que « les individus sont liés par des influences et des déterminations éprouvées réciproquement ». La société est par conséquent « quelque chose de fonctionnel, quelque chose que les individus font et subissent à la fois » [4]. Ce qui frappe surtout Simmel, c’est la diversification des appartenances. Le nombre élevé de cercles auxquels peut appartenir l’individu est l’un des indicateurs de la culture. « Si l’homme moderne appartient d’abord à la famille de ses parents, puis à celle qu’il a fondée lui-même et donc aussi à celle de sa femme, ensuite à son métier, qui de son côté l’intègre déjà à plusieurs cercles d’intérêts […] ; s’il est conscient d’appartenir à une nationalité et à une certaine classe sociale, si de plus il est officier de réserve, fait partie de quelques associations et a des fréquentations sociales dans des cercles les plus divers : alors on a déjà une grande variété de groupes, dont certains sont certes sur un pied d’égalité, mais d’autres peuvent être classés de telle sorte que l’un apparaît comme la relation originelle à partir de laquelle l’individu se tourne vers un cercle plus éloigné, en raison de ses qualités particulières qui le distinguent des autres membres du premier cercle. » [5]. Si l’individu se caractérise par une pluralité de liens sociaux, les groupes auxquels il appartient peuvent être ordonnés de façon concentrique ou, au contraire, simplement juxtaposés. Dans le modèle concentrique, les cercles se rétrécissent progressivement de la nation au territoire le plus proche, en passant par le statut professionnel, la commune, le quartier. Dans ce cas, le plus étroit des cercles implique que l’individu qui en est membre fait partie également des autres. Cet empilage des liens détermine les fonctions successives qu’exerce l’individu. Il s’agit d’une organisation sociale qui ne lui assigne en définitive qu’une autonomie restreinte. Les individus restent définis de façon unique. Lorsque les cercles sont juxtaposés et par conséquent indépendants, ils garantissent à l’individu une liberté plus grande. Son identité peut devenir plurielle. C’est sur lui que reposent les connexions entre les différents groupes auxquels il participe. Puisque les cercles sont « situés côte à côte, ils ne se rencontrent que dans une seule et même personne » [6]. Simmel insiste sur le fait que la construction concentrique de cercles a été une étape intermédiaire et historique vers la situation actuelle de juxtaposition. Mais ce qu’il décrit est aussi la conséquence d’un processus de socialisation qui conduit l’individu à réaliser des expériences successives au cours de sa vie, dont la plupart ne sont pas prévisibles, et à relier ainsi progressivement de nouvelles associations aux premiers liens, ceux qui le déterminaient au cours de son enfance de façon unilatérale. Selon les individus, la distance normative entre les différents cercles auxquels ils appartiennent est plus ou moins grande. Dans le cas d’une ascension sociale rapide, elle est particulièrement forte, ce qui contraint à modifier les comportements en fonction des fréquentations. Les différents types de liens qui s’entrecroisent dans la vie personnelle ne sont pas toujours compatibles entre eux. La participation aux anciennes associations peut devenir peu à peu plus distante ; la participation aux nouvelles ne garantit pas la sécurité des premiers liens. Cette nouvelle configuration des liens sociaux s’accompagne aussi de fragilités spécifiques auxquelles Simmel est sensible. « La culture avancée élargit de plus en plus le cercle social dont nous faisons partie avec toute notre personnalité, mais en revanche elle abandonne davantage l’individu à lui-même et le prive de bien des secours et bien des avantages du groupe restreint ; alors cette production de cercles et de confréries où peuvent se retrouver un nombre quelconque de gens aux intérêts communs compense cette solitude croissante de la personne qu’engendre la rupture avec le strict enclavement qui caractérisait la situation antérieure. » [7]. C’est la raison pour laquelle les situations de crise ou de remise en question du fonctionnement institutionnel conduisent souvent les individus à rechercher une protection et une reconnaissance complémentaires dans un entre-soi spécifique en érigeant autour des plus proches de leur condition une sorte de clôture sociale, qui peut être également spatiale. ### 2. Le concept de configuration La thèse d’Elias traduite en français en deux tomes, La Civilisation des mœurs [8] et La Dynamique de l’Occident [9], traite de l’évolution des normes et des règles de conduite dans les sociétés d’Europe occidentale depuis la période médiévale. Cette sociogenèse est fondée sur l’étude des formes d’interdépendance sociale caractéristiques de chaque période. Elias insiste sur la transformation du mode de régulation des pulsions et des émotions. On est passé, selon lui, avec des décalages suivant les États, d’un mécanisme de prohibition extérieure des pulsions à un mécanisme d’autocontrôle ou d’autocontrainte. Deux conditions ont été nécessaires : une différenciation poussée des fonctions (constat sur lequel s’accordent aussi bien Durkheim, Tönnies, Weber que Simmel) et une monopolisation de la violence par l’État. L’intériorisation des mécanismes de censure des affects, des pulsions et des émotions conduit aussi à une séparation plus nette entre la sphère de l’intimité et la sphère publique, jusqu’à l’instauration de cette dualité entre le sujet et la société pensée (à tort) comme deux réalités opposées. Elias fait le même constat que les sociologues qui l’ont précédé : la conscience de l’individualité est paradoxalement d’autant plus forte que les dépendances réciproques qui lient les individus entre eux sont plus intenses. Avec le concept de configuration, Elias place le problème des interdépendances humaines au centre de la réflexion sociologique. Sa théorie de la civilisation le conduit à élaborer un schéma conceptuel de l’imbrication des relations humaines. L’image du filet suggère la complexité des interdépendances entre les individus. Elle a pour but de rendre compréhensible le concept de configuration. « Un filet est fait de multiples fils reliés entre eux. Toutefois ni l’ensemble de ce réseau ni la forme qu’y prend chacun des différents fils ne s’expliquent à partir d’un seul de ces fils, ni de tous les fils en eux-mêmes ; ils s’expliquent uniquement par leur association, leur relation entre eux. Cette relation crée un champ de forces dont l’ordre se communique à chacun des fils, et se communique de façon plus ou moins différente selon la position et la fonction de chaque fil dans l’ensemble du filet. La forme de chaque fil se modifie lorsque se modifient la tension et la structure de l’ensemble du réseau. Et pourtant ce filet n’est rien d’autre que la réunion de différents fils ; et en même temps chaque fil forme à l’intérieur de ce tout une unité en soi ; il y occupe une place particulière et prend une forme spécifique. » [10]. Les individus sont ainsi reliés les uns aux autres par des chaînes de dépendance réciproque qui s’appliquent à des formations sociales de tailles diverses. Les exemples qu’il donne sont la classe, le groupe thérapeutique, le café, le jardin d’enfants. Elias insiste également sur la pluralité des liens sociaux qu’il appelle aussi niveaux d’intégration. « En l’état actuel des structures de la société humaine, l’expression “nous”, et d’une façon plus générale l’habitus social des individus, présentent plusieurs niveaux. La notion de rapport je-nous se révèle peut-être un outil d’observation et de raisonnement plus fructueux si l’on tient compte de cette multistratification. Elle correspond mieux à la pluralité des niveaux d’intégration qui caractérise la société des hommes en son stade actuel d’évolution. En fait, on effectue une sélection parmi les références au “nous”, lorsqu’on dit que les individus désignent ainsi leur famille ou leur cercle d’amis, les villages et les villes qu’ils habitent, les groupes nationaux dont ils font partie ou les configurations postnationales entre plusieurs États d’un même continent, et enfin l’humanité tout entière. On voit aisément que l’intensité d’identification avec ces différents niveaux d’intégration varie sensiblement. L’engagement qui s’exprime par l’emploi du pronom “nous” est généralement plus fort lorsqu’il s’agit de la famille, de la communauté locale ou régionale et de l’appartenance nationale. La tonalité émotionnelle de l’identité du “nous” s’affaiblit notablement dès lors qu’il est de formes d’intégration postnationales, par exemple d’unions d’États africains, latino-américains, asiatiques ou européens. » [11]. Dans le chapitre V de son livre Qu’est-ce que la sociologie ?, Elias se penche sur les problèmes que soulève l’analyse des liens sociaux et traite notamment des liens affectifs qui méritent ici une attention particulière. Il commence par rappeler que l’homme aspire à rencontrer d’autres hommes, et que, pour ce faire, il dépend en grande partie d’autrui. « Il s’agit là des interdépendances universelles qui relient les hommes sur le plan social. » [12]. Cette dépendance élémentaire ne se limite pas aux besoins sexuels, les hommes ont également besoin les uns des autres pour satisfaire des aspirations affectives. On peut alors parler de valences affectives orientées vers autrui, certaines trouvant à se fixer, d’autres, au contraire, restant à la recherche d’un point d’ancrage conformément à l’image de l’homme ouvert en quête de contacts et de relations susceptibles de lui apporter une stimulation émotionnelle. On peut prolonger le raisonnement d’Elias, en soulignant que le contraire d’une valence affective est le sentiment de répulsion éprouvé par celui qui est confronté à des personnes qu’il juge indigne ou insupportable de fréquenter, en raison soit de leur apparence physique, soit de l’odeur que dégage leur corps ou encore de leurs comportements sociaux. Un lien affectif n’est pas extérieur à l’individu. Le décès d’une personne aimée entraîne pour le survivant la perte d’une partie intégrante de lui-même. L’image « moi/nous » constitutive de son identité se brise et l’ensemble de son réseau relationnel s’en trouve modifié. Il peut en être de même, au moins dans une certaine mesure, après la rupture d’une relation d’amour ou d’amitié, ce que nous examinerons un peu plus loin. Elias cherche aussi à affirmer sa pensée par rapport à celle de Durkheim. Pour ce dernier, les liens sociaux dans les sociétés modernes dépendent, on l’a vu, de la division du travail et de la complémentarité organique des hommes. Elias ne remet pas en question cette interprétation, mais souligne qu’il ne faut pas s’en tenir aux interdépendances impersonnelles. Il faut intégrer dans l’analyse sociologique les interdépendances personnelles et, surtout, les liaisons émotionnelles comme facteurs de lien social. Or, prendre en compte les liens affectifs personnels conduit à analyser l’ensemble du réseau relationnel de l’individu comme une toile tissée à partir de lui et constitutive de son « moi ». Dans une unité sociale de petite taille, comme une tribu, même si les réseaux relationnels personnels de chacun des individus peuvent constituer des configurations différentes les unes des autres en termes de valences satisfaites ou insatisfaites, il est plus facile de les reconstituer, puisqu’ils peuvent englober l’ensemble des personnes qui composent ce type d’unité. Elias remarque que, lorsque les unités sociales s’agrandissent, de nouveaux liens affectifs apparaissent. « Ils ne se fixent pas seulement sur des personnes, mais de plus en plus fréquemment sur des symboles propres aux unités plus grandes, les emblèmes, les drapeaux et autres concepts chargés d’affectivité. Ces liens émotionnels, passant par l’intermédiaire de formes symboliques, sont aussi importants pour les interdépendances humaines que ceux émanant de leur spécialisation croissante. En fait, ces différents types de liens affectifs sont indissociables. » [13]. Ce point est fondamental dans l’analyse des liens sociaux. Pour Elias, les valences émotionnelles qui relient les hommes ne concernent donc pas exclusivement les relations interpersonnelles et les interactions de « face à face », mais comprennent aussi les investissements dans des symboles communs, lesquels constituent le ciment des groupes et des unités de grande taille, comme les États nationaux par exemple. « La fixation des valences individuelles dans de grandes unités sociales est souvent aussi intense que la fixation sur une personne aimée. Là aussi, l’individu qui s’est ainsi investi est ébranlé au plus profond de lui-même lorsque l’unité sociale tant aimée est détruite ou vaincue, lorsque sa valeur ou sa dignité s’effondrent. » [14]. Autrement dit, pour Elias, le lien affectif n’est pas à proprement parler un type de lien distinct des autres, mais plutôt une dimension constitutive du lien lui-même. Ainsi, puisque les valences émotionnelles sont inséparables de la formation du « nous », elles sont à prendre en compte en tant que telles dans l’analyse des différents types de liens. Les liens affectifs qui attachent les hommes aux États nationaux ont aujourd’hui la primauté sur ceux qui les reliaient autrefois aux villes, aux tribus et aux villages. En examinant les configurations qui suscitent ce lien, Elias constate un point commun : « Il s’agit toujours d’un type d’unité qui contrôle sévèrement la violence physique dans les relations internes du groupe, mais qui apprend à s’en servir et souvent l’encourage à y recourir dans ses relations avec d’autres groupes. » [15]. La fonction primaire de ce type d’association est de protéger le groupe de la menace que les autres font peser sur lui, soit de permettre l’anéantissement des autres. Pour Elias, ce sont des « unités offensives et défensives » ou « unités de survie ». Ces unités qui étaient organisées à des stades antérieurs de l’évolution à l’échelon d’une ville ou d’un château fort sont représentées aujourd’hui par des États nationaux ou, éventuellement, par des groupements d’États nationaux. Rappelons ici que la fonction protectrice attribuée à l’État national s’est renforcée au xxe siècle par la mise en place d’un système de protection sociale généralisée. ## II. Typologie Si la protection, au sens de l’association solidaire, est une fonction fondamentale du lien, ce n’est pas la seule. Dans la plupart des actes de la vie quotidienne, l’individu est pour ainsi dire sous l’emprise du regard d’autrui, ce qui le contraint à agir en conformité avec les règles et les normes sociales, mais aussi et surtout satisfait son besoin vital de reconnaissance, source de son identité et de son existence en tant qu’homme. L’individu recherche une approbation dans le lien qu’il tisse avec les autres. La reconnaissance comme source du lien social ne se limite pas à la sphère du travail. Elle est au fondement de toutes les interactions humaines. Il revient à George Herbert Mead, considéré comme l’un des pères fondateurs de la psychologie sociale moderne, d’avoir démontré la primauté de la perception de l’autre sur le développement de la conscience de soi [16]. Autrement dit, un sujet ne peut prendre conscience de lui-même que dans la mesure où il apprend à considérer ses actions à travers les échanges qu’il établit avec des personnes, elles-mêmes engagées et orientées les unes envers les autres. Même si la notion de reconnaissance est présente, sous des formes diverses, dans les sciences sociales depuis plusieurs décennies, elle a connu récemment un essor en raison notamment des débats suscités par les travaux du sociologue allemand Axel Honneth [17]. En s’inspirant de la philosophie de Hegel sur le processus d’affranchissement des individus par rapport aux déterminations naturelles, mais aussi des travaux de Mead, Honneth a approfondi les différentes sources de reconnaissance réciproque qui déterminent le développement de l’individualité et provoquent au sein de la société le manque ou l’insatisfaction. Je propose de définir chaque type de lien social à partir des deux dimensions de la protection et de la reconnaissance. Les liens sont multiples et de nature différente, mais ils apportent tous aux individus à la fois la protection et la reconnaissance nécessaires à leur existence sociale. La protection renvoie à l’ensemble des supports que l’individu peut mobiliser face aux aléas de la vie (ressources familiales, communautaires, professionnelles, sociales…), la reconnaissance renvoie à l’interaction sociale qui stimule l’individu en lui fournissant la preuve de son existence et de sa valorisation par le regard de l’autre ou des autres. L’expression « compter sur » résume assez bien ce que l’individu peut espérer de sa relation aux autres et aux institutions en termes de protection, tandis que l’expression « compter pour » exprime l’attente, tout aussi vitale, de reconnaissance. L’investissement affectif dans un « nous » est d’autant plus fort que ce « nous » correspond à l’entité – qui peut être aussi réelle qu’abstraite – sur laquelle et pour laquelle la personne sait pouvoir compter. C’est dans ce sens que le « nous » est constitutif du « moi ». Les liens qui assurent à l’individu protection et reconnaissance revêtent par conséquent une dimension affective qui renforce les interdépendances humaines. Dans le prolongement de cette réflexion, quatre grands types de liens sociaux peuvent être distingués : le lien de filiation, le lien de participation élective, le lien de participation organique et le lien de citoyenneté. Tableau 2. – Définition des différents types de lien en fonction des formes de protection et de reconnaissance |Types de lien| Formes de protection| Formes de reconnaissance |---|---|--- Lien de filiation (entre parents et enfants)|Compter sur la solidarité inter-générationnelle. Protection rapprochée|Compter pour ses parents et ses enfantsReconnaissance affective Lien de participation élective (entre conjoints, amis, proches choisis…)| Compter sur la solidarité de l’entre-soi électif. Protection rapprochée|Compter pour l’entre-soi électif. Reconnaissance affective ou par similitude Lien de participation organique (entre acteurs de la vie professionnelle)| Emploi stable. Protection contractualisée| Reconnaissance par le travail et l’estime sociale qui en découle Lien de citoyenneté (entre membres d’une même communauté politique)| Protection juridique (droits civils, politiques et sociaux) au titre du principe d’égalité |Reconnaissance de l’individu souverain ### 1. Le lien de filiation Le lien de filiation recouvre deux formes différentes. Celle à laquelle on pense en priorité renvoie à la consanguinité, c’est-à-dire à la filiation dite « naturelle » qui est fondée sur la preuve de relations sexuelles entre le père et la mère et sur la reconnaissance d’une parenté biologique entre l’enfant et ses géniteurs. On part du constat que chaque individu naît dans une famille et rencontre en principe à sa naissance à la fois son père et sa mère ainsi qu’une famille élargie à laquelle il appartient sans qu’il l’ait choisie. Il ne faudrait toutefois pas oublier la filiation adoptive reconnue par le Code civil et qu’il faut distinguer du placement familial. La filiation adoptive est en quelque sorte une filiation sociale. Dans le cas de l’adoption, l’enfant peut ne jamais connaître ses parents biologiques. En France, contrairement à des pays comme l’Italie, il n’existe pas de restriction à l’abandon légal à la naissance (accouchement sous X), mais on reconnaît à l’enfant, en particulier depuis une loi de 2002, un droit d’accès à la connaissance de ses origines. Dans ce cas, la mère biologique n’est pas considérée comme la mère au sens juridique, mais, en dépit de la rupture de fait, on reconnaît de plus en plus aujourd’hui qu’il existe malgré tout un lien indéfectible entre l’enfant et ses géniteurs. D’une façon plus générale, retenons que le lien de filiation, dans sa dimension biologique ou adoptive, constitue le fondement absolu de l’appartenance sociale. Notons encore que, en vertu du principe de consanguinité, les enfants ont un droit à l’héritage de leurs parents, mais qu’ils ont aussi, au titre de l’obligation alimentaire, le devoir de les entretenir. Au-delà des questions juridiques qui entourent la définition du lien de filiation, les sociologues, mais aussi les psychologues, les psychologues sociaux et les psychanalystes insistent sur la fonction socialisatrice et identitaire de ce lien. Il contribue à l’équilibre de l’individu dès sa naissance, puisqu’il lui assure à la fois protection – soins physiques – et reconnaissance – sécurité affective. La filiation est souvent associée à la notion d’attachement, au sens de la relation qui unit deux ou plusieurs individus à travers la valorisation de l’importance qu’ils ont l’un pour l’autre ou les uns pour les autres. Le psychiatre anglais John Bowlby [18] a notamment étudié les différentes étapes du développement de l’attachement entre la mère et l’enfant. Il considère notamment qu’à partir de sept mois cette relation d’attachement devient franche. Au cours de cette période, les séparations sont sources de détresse tant la mère représente pour l’enfant une personne irremplaçable. L’attachement correspond à une conduite interactive : l’enfant exprime de façon innée – ou instinctive – une réponse à la sollicitude de sa mère quand elle lui apporte les soins et l’attention dont il a besoin de façon vitale. On peut parler alors de pulsions d’attachement, l’enfant et sa mère se sentent profondément liés l’un à l’autre et ce lien comporte une dimension affective. L’attachement qui en résulte constitue en quelque sorte une « empreinte ». Cette phase d’unité symbiotique n’est pas durable, chacun des deux partenaires doit acquérir progressivement sa propre indépendance. Le jeune enfant doit développer progressivement sa capacité d’être seul. Il doit prendre conscience que l’amour maternel est durable et solide et qu’il peut, en dépit de la séparation temporaire, s’appuyer sur ce lien intersubjectif pour satisfaire ses exigences personnelles. Bowlby admettra par la suite qu’il peut exister des attachements secondaires, mais les résultats de ses recherches l’ont conduit à souligner le lien étroit entre la qualité des attachements vécus dans la prime enfance – notamment entre la mère et l’enfant – et la capacité à établir ultérieurement des relations intimes équilibrées et satisfaisantes. Le « je » présuppose, comme Mead le soulignait déjà, que l’enfant puisse s’attendre à ce que la personne aimée lui conserve de façon durable son affection. C’est à partir du moment où l’enfant est sûr de l’amour maternel qu’il acquiert une confiance en lui-même et qu’il peut faire face à la solitude. En se fondant sur cet exemple, Honneth en tire la conclusion qu’à l’amour comme forme de reconnaissance correspond une relation pratique à soi spécifique : la « confiance en soi ». Les sociologues attachent de l’importance à la fonction de socialisation du groupe familial qui dépend en grande partie du lien de filiation. L’appartenance familiale est définie également par le contrat (qui fonde le mariage) et par la résidence (qui fonde le foyer ou la maisonnée) [19], mais, à la différence du contrat qui peut se rompre et de la résidence dont la composition peut se modifier, le lien de filiation, quelle que soit la qualité des relations, n’est pas modifiable. La famille est un groupe social à l’égard duquel les attentes ont fortement évolué au cours des siècles [20]. Longtemps, les individus furent irrémédiablement attachés à la famille pour une raison de survie. Le système de protection sociale généralisée a contribué à transformer les rapports entre les membres de l’unité familiale et à accroître la dépendance de ce groupe à l’égard de l’État. La famille est devenue progressivement le lieu de la recherche du bonheur privé, mais n’est plus à proprement parler un groupe auquel on ne peut échapper. Toutefois, la famille continue à susciter, notamment en raison de l’intensité et de la permanence du lien de filiation, un engagement durable et un investissement affectif important de la part de ses membres, y compris de la fratrie. Il ne faudrait pas non plus considérer comme secondaire la fonction de solidarité intergénérationnelle assurée par la famille. ### 2. Le lien de participation élective Le lien de participation élective relève de la socialisation extrafamiliale au cours de laquelle l’individu entre en contact avec d’autres individus qu’il apprend à connaître dans le cadre de groupes divers et d’institutions. Les lieux de cette socialisation sont nombreux : le voisinage, les bandes, les groupes d’amis, les communautés locales, les institutions religieuses, sportives, culturelles, etc. Au cours de ses apprentissages sociaux, l’individu est contraint par la nécessité de s’intégrer mais en même temps autonome dans la mesure où il peut construire lui-même son réseau d’appartenance à partir duquel il pourra affirmer sa personnalité sous le regard des autres. Ce lien n’est pas à confondre avec la thèse selon laquelle le lien social serait aujourd’hui fondé, comme le souligne François de Singly, sur une multiplicité d’appartenance de nature élective ou sur un processus de désaffiliation positive [21]. Il convient en effet de distinguer le lien de participation élective des autres liens sociaux en mettant en avant sa spécificité – à savoir, son caractère électif qui laisse aux individus la liberté réelle d’établir des relations interpersonnelles selon leurs désirs, leurs aspirations et leurs valences émotionnelles. Ce lien recouvre plusieurs formes d’attachement non contraint. On peut considérer la formation du couple comme l’une d’elles. L’individu s’intègre à un autre réseau familial que le sien. Il élargit son cercle d’appartenance. Autant, dans le lien de filiation, l’individu n’a pas de liberté de choix ; autant, dans le lien de participation élective, il dispose d’autonomie. Celle-ci reste toutefois encadrée par une série de déterminations sociales. Les sociologues et les démographes ont longuement analysé et même confirmé récemment la tendance à l’homogamie – à savoir, la probabilité de choisir un conjoint de même origine sociale. Les lieux de sociabilité sont encore aujourd’hui clivés socialement, si bien que la chance de rencontrer son conjoint ou sa conjointe dans un milieu social très différent est faible. Dans ces conditions, la liberté peut paraître relative, mais il demeure que le conjoint n’est plus, sauf exception, imposé par la famille. La relation conjugale ressemble par ailleurs à un jeu de miroirs. Outre la fonction de protection qu’elle assure aux deux conjoints – chacun pouvant compter sur l’autre –, la fonction de reconnaissance peut être appréhendée à partir de quatre regards : le regard de l’homme sur sa femme, celui de la femme sur son partenaire et enfin le jugement de chacun d’eux sur le regard de l’autre à son égard [22]. Il s’agit ainsi d’un jeu où la valorisation de chacun passe par la démonstration régulière de la preuve de l’importance qu’il a pour l’autre. À la différence de la famille et du couple, l’amitié est faiblement institutionnalisée. Elle peut être publiquement évoquée et encouragée lorsqu’on l’associe par exemple à la notion de fraternité, mais elle ne fait pas l’objet d’une stricte réglementation. Elle est socialement reconnue et valorisée. Aristote considérait que, « si les citoyens pratiquaient entre eux l’amitié, ils n’auraient nullement besoin de la justice » [23]. Elle correspond parfaitement à la définition du lien de participation élective. Elle est perçue comme désintéressée et comme détachée des contingences sociales qui caractérisent les autres formes de sociabilité. Lorsque l’on demande à des enquêtés de dire ce qu’est pour eux un ami, la réponse la plus courante est : « Quelqu’un sur qui l’on peut compter en cas de problème grave. » [24]. On retrouve donc ici la fonction de protection. Elle apparaît de façon encore plus nette lorsque les personnes évoquent les cas d’appel à l’aide qui leur permettent de reconnaître les « vrais amis ». Mais, au-delà de l’assurance de protection, on retrouve la notion de confiance qui est souvent associée à des valeurs comme la franchise, la sincérité, l’honnêteté, le désintéressement, l’absence de jalousie. Autrement dit, l’amitié implique de pouvoir se confier à l’autre et d’accepter les confidences de l’autre. Comme dans la relation de couple, elle repose sur le sentiment de pouvoir compter pour l’autre au-delà de ses propres limites. Il convient de souligner que l’amitié constitue chez certaines personnes un lien plus fort que le lien de filiation. Elle est aussi, de façon plus générale, un lien complémentaire. De nombreux adolescents disent à leurs amis ce qu’ils ne peuvent pas dire à leurs parents. Notons ici que plusieurs recherches ont porté ces dernières années sur ce que l’on appelle l’homophilie – à savoir, la probabilité d’établir des relations d’amitié au sein de son propre milieu social. On peut alors parler d’un réseau social de proximité. Les bandes constituent une autre forme de participation élective. Elles reposent souvent sur une relation amicale, mais cette dernière est, dans ce cas, partagée au sein d’un groupe plus large. Il s’agit en réalité d’une alliance qui peut avoir pour fonction principale de se distinguer d’autres groupes, voire de s’y opposer radicalement. Ce lien correspond alors à la constitution d’un entre-soi qui a une fonction défensive et qui peut même être de nature offensive. Parler de bandes fait penser aux jeunes des cités ou des quartiers populaires, mais ce phénomène est beaucoup plus large. On le retrouve sous des formes comparables chaque fois qu’il est question de cercles plus ou moins fermés, dont l’existence même peut être tenue secrète. Enfin, lorsqu’il est question d’un lien d’ordre communautaire, il est possible d’y voir l’expression d’une participation élective, même s’il n’est pas toujours facile de distinguer clairement dans la décision de l’individu d’appartenir à un groupe replié sur lui-même ce qui relève de sa liberté et ce qui dépend au contraire de la contrainte à laquelle il est confronté. Faire partie d’une communauté fermée peut tout autant être l’expression d’une dépendance extrême à l’égard du groupe que d’une décision personnelle. ### 3. Le lien de participation organique Le lien de participation organique se distingue du précédent en ce qu’il se caractérise par l’apprentissage et l’exercice d’une fonction déterminée dans l’organisation du travail. Selon Durkheim, ce qui fait le lien social dans les sociétés modernes – la solidarité organique –, c’est avant tout, on l’a vu, la complémentarité des fonctions, laquelle confère à tous les individus, aussi différents soient-ils les uns des autres, une position sociale susceptible d’apporter à chacun à la fois la protection élémentaire et le sentiment d’être utile. Ce lien se constitue dans le cadre de l’école et se prolonge dans le monde du travail. Si ce type de lien prend tout son sens au regard de la logique productive de la société industrielle, il ne faut pas le concevoir comme exclusivement dépendant de la sphère économique. Comme le soulignait Elias, dans les sociétés caractérisées par un niveau élevé d’interdépendances des fonctions, l’économie n’est pas une sphère autonome. Elle ne peut évoluer sans que n’évolue parallèlement l’organisation politique et étatique. Comme nous l’avons analysé dans le chapitre précédent, la mise en place d’un système d’assurances sociales obligatoires fondé sur l’activité et l’emploi a contribué à modifier le sens même de l’intégration professionnelle. Pour analyser le lien de participation organique, il faut prendre en considération non seulement le rapport au travail conformément à l’analyse de Durkheim, mais aussi le rapport à l’emploi qui relève de la logique protectrice de l’État social. Les sociétés occidentales sont à la fois des sociétés industrielles et des sociétés démocratico libérales, pour reprendre l’expression de Raymond Aron. Elles sont industrielles parce qu’elles sont fondées sur le principe de la division technique du travail, l’accumulation du capital, le calcul économique et la participation de tous à l’œuvre collective de production de biens et de services [25]. Elles sont démocratico libérales car elles ont toutes, à des degrés divers, intégré à leur constitution libérale des droits sociaux ou libertés réelles impliqués par la revendication socialiste, ce qui correspond au processus de démarchandisation. Dans nos sociétés, l’intégration professionnelle assure aux individus la reconnaissance de leur travail, au sens de leur contribution à l’œuvre productive, mais aussi, en même temps, la reconnaissance des droits sociaux qui en dérivent. Autrement dit, l’intégration professionnelle ne signifie pas uniquement l’épanouissement au travail, mais aussi le rattachement, au-delà du monde du travail, au socle de protection élémentaire constitué à partir des luttes sociales dans le cadre du welfare. Le travail peut être un facteur d’épanouissement, mais aussi de frustration, voire d’aliénation. L’emploi peut être stable et assurer dans ce cas un statut social valorisé au-delà du monde du travail, mais il peut être instable, ce qui expose les salariés à l’insécurité sociale. Au cours des vingt dernières années, le rapport au travail et le rapport à l’emploi se sont également transformés. De nouvelles contraintes liées aux évolutions technologiques et aux politiques de gestion des entreprises affectent le rapport au travail, tandis que l’évolution de l’économie et l’intervention des pouvoirs publics ont modifié le rapport à l’emploi. En ce sens, l’expression « avoir un travail » signifie pour les salariés la possibilité de l’épanouissement dans une activité productive et, en même temps, l’assurance de garanties face à l’avenir. On peut donc définir le type idéal de l’intégration professionnelle comme la double assurance de la reconnaissance matérielle et symbolique du travail et de la protection sociale qui découle de l’emploi. On peut estimer que la première condition est remplie lorsque les salariés disent qu’ils éprouvent des satisfactions au travail, satisfactions qui peuvent relever de l’homo faber, de l’homo œconomicus ou de l’homo sociologicus. La seconde condition sera remplie si l’emploi exercé n’est pas aléatoire et s’il implique une certaine durée – autrement dit, s’il permet au salarié de planifier son avenir. Les sociologues du travail des années 1960 ne se souciaient pas autant que les sociologues d’aujourd’hui du rapport à l’emploi. Stable pour une grande majorité de salariés, l’emploi ne semblait pas en lui-même un facteur d’inégalité. Le travail, au contraire, en était un. C’est la raison pour laquelle la notion d’aliénation était dominante au cours de cette période, en pleine expansion du fordisme, et que celle d’exclusion, en référence à l’emploi et aux droits sociaux, l’est autant aujourd’hui. Ce type idéal qui conjugue satisfaction dans le travail et stabilité de l’emploi peut être qualifié d’intégration assurée. Dans ce cas, les salariés peuvent élaborer des projets de carrière et s’investir dans le travail pour les réaliser. Les satisfactions qu’ils en retirent sont l’expression d’une intégration réussie dans l’entreprise, en particulier dans les relations avec les collègues et les supérieurs hiérarchiques. C’est à partir de ce type idéal de l’intégration professionnelle qu’il est possible d’étudier ses déviations, lesquelles constitueront autant de sources possibles d’insatisfaction pour les salariés [26]. En reprenant les deux dimensions de base, on peut distinguer trois types de déviation par rapport à l’intégration assurée : l’intégration incertaine (satisfaction au travail et instabilité de l’emploi), l’intégration laborieuse (insatisfaction au travail et stabilité de l’emploi) et l’intégration disqualifiante (insatisfaction au travail et instabilité de l’emploi). Cette typologie permet d’analyser les inégalités qui traversent aujourd’hui le monde du travail. ### 4. Le lien de citoyenneté Enfin, le lien de citoyenneté repose sur le principe de l’appartenance à une nation. Dans son principe, la nation reconnaît à ses membres des droits et des devoirs et en fait des citoyens à part entière. Dans les sociétés démocratiques, les citoyens sont égaux en droit, ce qui implique non pas que les inégalités économiques et sociales disparaissent, mais que des efforts soient accomplis dans la nation pour que tous les citoyens soient traités de façon équivalente et forment ensemble un corps ayant une identité et des valeurs communes [27]. Le lien de citoyenneté est en quelque sorte supérieur aux autres, puisqu’il est censé dépasser et transcender tous les clivages, les oppositions et les rivalités. Dans les sociétés modernes, les exigences juridiques individuelles sont devenues nombreuses tant le champ des qualités universelles attribuées à une personne moralement responsable s’est élargi. Il est usuel aujourd’hui de distinguer les droits civils qui protègent l’individu dans l’exercice de ses libertés fondamentales, notamment face aux empiétements jugés illégitimes de l’État, les droits politiques qui lui assurent une participation à la vie publique, et les droits sociaux qui lui garantissent une certaine protection face aux aléas de la vie. Ce processus d’extension des droits fondamentaux individuels correspond à la consécration du principe universel d’égalité et du rôle dévolu à l’individu citoyen qui est censé appartenir « de plein droit », au-delà de la spécificité de son statut social, à la communauté politique. Le lien de citoyenneté est fondé sur la reconnaissance de la souveraineté du citoyen. L’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme précise : « La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation. » Il trouve également sa source dans la logique protectrice de l’égalité démocratique. L’individu citoyen doit disposer, comme le rappelle Dominique Schnapper, « des moyens matériels nécessaires pour rester cet être indépendant et autosuffisant qui est à l’origine de la légitimité politique. L’organisation de l’éducation, de la protection du travail, des secours aux plus malheureux se justifie par le fait que le citoyen doit avoir la capacité d’être autonome » [28]. On trouve donc à nouveau dans le lien de citoyenneté les deux fondements de protection et de reconnaissance que nous avons déjà identifiés dans les trois types de liens précédents. Le lien de citoyenneté repose sur une conception exigeante des droits et des devoirs de l’individu. Ces quatre types de liens sont complémentaires et entrecroisés. Ils constituent le tissu social qui enveloppe l’individu. Lorsque ce dernier décline son identité, il peut faire référence aussi bien à sa nationalité (lien de citoyenneté), à sa profession (lien de participation organique), à ses groupes d’appartenance (lien de participation élective), à ses origines familiales (lien de filiation). Dans chaque société, ces quatre types de lien constituent la trame sociale qui préexiste aux individus et à partir de laquelle ils sont appelés à tisser leurs appartenances au corps social par le processus de socialisation. Si l’intensité de ces liens sociaux varie d’un individu à l’autre en fonction des conditions particulières de sa socialisation, elle dépend aussi de l’importance relative que les sociétés leur accordent. Le rôle que jouent, par exemple, les solidarités familiales et les attentes collectives à leur égard sont variables d’une société à l’autre. Les formes de sociabilité qui découlent du lien de participation élective ou du lien de participation organique dépendent en grande partie du genre de vie et sont multiples. L’importance accordée au principe de citoyenneté comme fondement de la protection et de la reconnaissance n’est pas la même dans tous les pays. ## Notes [1] G. Simmel,Sociologie. Études sur les formes de la socialisation, (1re éd. en allemand, 1908), Paris, Puf, coll. « Sociologies », 1999, p. 687. [2] Ibid., p. 690. [3] G. Simmel, La Tragédie de la culture, (1re éd. en allemand, 1909, ), Paris, Éd. Rivages, 1988. p. 166. [4] G. Simmel, Sociologie et Épistémologie, (1re éd. en allemand, 1917, ), Paris, Puf, coll. « Sociologies », 1981. p. 90. [5] G. Simmel, Sociologie, op. cit., p. 414-415. [6] Ibid., p. 422 [7] Ibid., p. 431 [8] N. Elias, La Civilisation des moeurs, (1re éd. en allemand, 1939), Paris, Calmann-Lévy, 1973. [9] N. Elias, La Dynamique de l’Occident, (1re éd. en allemand, 1939), Paris, Calmann-Lévy, 1975. [10] N. Elias, La Société des individus, op. cit., p. 70-71. [11] Ibid., p. 262-263. [12] N. Elias, Qu’est-ce que la sociologie ?, (1re éd. en allemand, 1970), La Tour d’Aigues, Éd. de l’Aube, 1991, p. 164. [13] Ibid., p. 167. [14] Ibid., p. 168. [15] Ibid., p. 169. [16] G. H. Mead, L’Esprit, le Soi et la Société, (1re éd. en anglais, 1934), nouv. trad. franç. et introd. par Daniel Cefaï et Louis Quéré, Paris, Puf, coll. « Le Lien social », 2006. [17] A. Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, (1re éd. en allemand, 1992), Paris, Éd. du Cerf, 2002. [18] J. Bowlby, Attachement et Perte, vol. I, : Attachement, vol. II, : Angoisse et Colère, vol. III, : Tristesse et Dépression, (1re éd. en anglais, vol. I, 1969 ; vol. II, 1973 ; vol. III, 1980), Paris, Puf, coll. « Le Fil rouge », vol. I et II, 1978 ; vol. III, 1984. [19] F. Weber, « Pour penser la parenté contemporaine », in D. Debordeaux, P. Strobel, Les Solidarités familiales en questions. Entraide et transmission, Paris, LGDJ, coll. « Droit et société », 2002, p. 73-106. [20] On lira notamment sur ce point le beau livre de Louis Roussel, La Famille incertaine, Paris, Odile Jacob, 1989. [21] F. de Singly, Les Uns avec les autres. Quand l’individualisme crée le lien, Paris, Armand Colin, 2003. [22] F. de Singly, Le Soi, le Couple et la Famille, Paris, Nathan, 1996, p. 64. [23] Aristote, Éthique à Nicomaque, livre III, chap. I, 4, Paris. Flammarion, p. 230. [24] C. Bidart, L’Amitié. Un lien social, Paris, La Découverte, 1997, p. 17. sq [25] Cf. R. Aron, Dix-huit leçons sur la société industrielle, Paris, Gallimard, 1962. (voir en particulier la leçon V) [26] S. Paugam, Le Salarié de la précarité. Les nouvelles formes de l’intégration professionnelle, Paris, Puf, coll. « Le Lien social », 2000 ; nouv. éd., coll. « Quadrige », 2007. [27] D. Schnapper, La Communauté des citoyens. Sur l’idée moderne de nation, Paris, Gallimard, coll. « NRF-Essais », 1994. [28] D. Schnapper, (avec la collaboration de Christian Bachelier), Qu’est-ce que la citoyenneté ?, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2000, p. 32.