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title: Critique de "Qui émet du CO2 ?"
image: https://i.imgur.com/6rsQsEJ.png
tags: critique
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# Critique de l'article "Panorama critique des inégalités écologiques en France"
https://www.cairn.info/revue-de-l-ofce-2020-5-page-73.htm
Antonin Pottier, Emmanuel Combet, Jean-Michel Cayla, Simona de Lauretis, Franck Nadaud
Tout d'abord, je trouve l'article très intéressant : il s'attache à mettre au clair les questions de responsabilités dans l'attribution de l'empreinte carbone, c'est une lecture essentielle.
Quelques remarques cependant.
> pas plus qu’il ne contrôle ces émissions – nettement moins, en tout cas, que l’entreprise qui pilote les lignes de production et les chaînes d’approvisionnement.
C'est très contestable : dans bien des cas, l'entreprise pilote en effet sa chaine de production (et encore, ce sont souvent les sous-traitants qui le font), mais ça ne lui donne pas pour autant le contrôle pratique à court ou moyen terme. On peut noter au moins deux types d'action possibles pour une entreprise :
- réduire les émissions au moyen de procédés mieux choisis ou à inventer
- changer complètement de produit, notamment quand 1) est impossible
Si l'on prend l'exemple d'AirFrance, on voit bien les immenses limites : qui contrôle davantage les émissions d'un vol d'avion, entre le consommateur (qu'il le fasse dans son cadre pro ou perso) et AirFrance ? Il s'agit évidemment du consommateur : pour lui, renoncer à prendre l'avion ou diminuer sa consommation sont dans la plupart des cas des choix de vie radicaux, mais néanmoins possibles.
Pour AirFrance, il s'agit de commetre le suicide de la personne morale qu'elle constitue, car de l'aveu même des ingénieurs de l'aéronautique, décarboner l'aviation est à moyen terme tout simplement impossible.
Bien sûr, AirFrance pourrait tenter [une conversion de son activité](https://kont.me/le-tgv-airfrance-est-attendu-au-depart), tout comme Renault pourrait radicalement investir dans les voitures électriques et en particulier les véhicules en commun... mais prétendre qu'ils ont ne serait-ce qu'un début de contrôle actionable sur cette décision est bien sûr peu crédible : ce sont avant tout des sociétés dont l'unique but est de distribuer de l'argent aux actionnaires.
Paragraphe 27 https://www.cairn.info/revue-de-l-ofce-2020-5-page-73.htm#pa27
> Perdre de vue qu’il s’agit d’un exercice de style fait prendre pour argent comptant la responsabilité des seuls consommateurs.
Le terme "exercice de style" me semble trop fort pour désigner une vision de la comptabilité qui certes n'en est qu'une parmi d'autres. Pourquoi ne pas en rester à cela, un point de vue (le plus répandu) sur une réalité factuelle ?
Comme l'illustre cette superbe illustration : 
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> On discutera donc le choix d’équipement du consommateur (moteur thermique, hybride ou électrique ?) plutôt qu’une organisation de l’espace qui rend nécessaire un engin motorisé ou qu’un déploiement des infrastructures qui facilite l’usage de l’automobile.
L'expérience semble montrer le contraire (je me place notamment en tant que développeur de nosgestesclimat.fr): même si nous ne disposons pas d'étude rigoureuse qui le montre, la "claque" reçue par le citoyen quand il constate l'empreinte de sa consommation, entraine ou accompagne en général le constat que la tache consistant à modifier sa propre consommation est tellement ardue, qu'il faut qu'elle s'étende aux autres citoyens, et donc à la société, qui doit changer radicalement.
Notons d'ailleurs un point d'apparence technique qui se révèle en fait d'une grande importance dans le débat : il n'y a pas consensus actuellement sur la façon de communiquer au consommateur l'amortissement de ses consommations. En fonction de la méthode d'amortissement de l'empreinte de la voiture électrique, qui en France est majoritaire à la production du bien, donc à l'achat, le consommateur peut soit se dire "super, ça divise par 10 l'empreinte de mes km annuels" (amortissement linéaire), soit "ah ouai, j'émetterais 10 tonnes à l'achat, soit 5 ans d'empreinte climat cible !". Dans le 1er cas, le consommateur ne se posera pas de question sur les changements politiques (du moins s'il peut financer cet achat), dans le 2ème cas il pourra être conduit à appeler à une mise en commun par la collectivité des voitures individuelles pour en rentabiliser l'achat. Voir [cette discussion en cours](https://github.com/datagir/nosgestesclimat/issues/816#issuecomment-779249807).
> C’est le discours de la consommation responsable et des petits gestes de chacun, discours assez prégnant dans la communication publique (Comby, 2015).
Je remets en question la thèse de Comby via [cette autre critique](https://hackmd.io/51bflyouTyi4TY26zlgp-w) de l'article Cairn de revue du livre.
> Or les réductions d’émissions associées aux changements de comportement et à l’investissement des consommateurs, sans être négligeables, ne sont pas suffisantes et doivent être complétées par des actions structurantes de la part des entreprises et de la puissance publique (Dugast et Soyeux, 2019)
Je critique cette étude de Carbone 4 dans [cet autre article](https://kont.me/éloge-décroissance-individuelle).
> Convoquer les inégalités écologiques dans le débat a alors l’effet paradoxal de renforcer ce cadre individualiste et moralisateur, au détriment d’une mise en lumière des rapports de pouvoir, des décisions collectives et des actions à mener en commun (Marshall, 2017, chap. 36).
Appeler l'approche de la comptabilité individuelle de consommation "individualiste" me semble contestable.
La définition de l'individualisme [est complexe](https://fr.wikipedia.org/wiki/Individualisme). Je crois que l'on peut très bien argumenter que la comptabilité de consommation individuelle est la moins individualiste, car elle revient justement à assumer l'appartenance entière de l'individu à la collectivité en lui attributant une part chiffrée de cette dernière : l'individu n'existe pas de façon autonome.
En adoptant le point de vue de comptabilité carbone de la production (Total est responsable de son empreinte climat), les individus qui pourtant sont les destinataires finaux de cette production, en sont dédouanés, ce qui revient à enlever l'individu de la société dans laquelle il vit : l'individu prime (a plus de droit) sur l'entreprise, brique essentielle de la collectivité, qui endosse alors le mauvais rôle... et qui a de plus la facheuse caractéristique de n'être en grande partie qu'un élastique sur lequel on ne peut pas taper : interdisez aux majors de vendre du pétrole, vous aurez essentiellement le même effet qu'une interdiction de vente à la pompe; taxez l'entreprise directement, c'est essentiellement comme taxer à la pompe.
On pourra ici faire une analogie avec l'"impôt": une société aux prélèvements obligatoires très faibles pourra être jugée plus individualiste, car la conséquence logique est une prévalence du "chacun pour soi" concernant l'accès à l'éducation, à la santé, etc. Or, pour prélever l'impôt, il faut forcément enforcer une injonction plus ou moins individuelle (au niveau du ménage, de l'individu, ou même de l'acte d'achat lui-même pour la TVA) basée sur des caractéristiques factuelle de l'individu ou de son acte de consommation. L'attribution a chacun de devoirs comptables fait société.
Alors il est très intéressant de noter que les règles de calcul de ces contributions sont souvent modulées en fonction des caractéristiques de l'individu : en France, le barème de l'impôt sur le revenu est progressif. On pourrait tout à fait imaginer une comptabilité climat qui ne dépendrait pas uniquement des caractéristiques de l'acte d'achat :
- un locataire verrait la moitié de l'empreinte du gaz de chauffage de son logement attribuée à son propriétaire
- un employé verrait la moitié de l'empreinte de ses déplacements dom-tra attribuée à son employeur
- un individu au patrimoine réduit, ne lui permettant pas d'emprunter pour acheter une voiture électrique, verrait l'empreinte de ses km thermiques diminuée
L'empreinte climat individuelle de consommation, auparavant "objective" mais impossible à être portée moralement comme LA comptabilité de référence, car ignorant une partie des contraintes pesant sur les individus, deviendrait alors éminemment politique : ces formules de calcul devant être tranchées par une instance de référence, donc démocratique dans nos sociétés. Pourrait-elle alors devenir cette référence morale de la comptabilité carbone responsabilisante ?