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# Chapitre 2: Lyrics et samples: Intertextualités sonores, et utilisation des fonctions du langage pour accentuer le processus d'identification
La forme et le fond sont deux aspects primordiaux et indispensables à la création d’un morceau de rap français. Les paroles ne sont pas écrites de manière totalement aléatoire, nous allons dans cette partie, étudier plus profondément le rôle des intertextualités présentes dans les textes de rap français, et tous les autres procédés oraux tels que le flow, les gimmicks et les instrumentaux, permettant d’accentuer le processus d’identification. Avant d’aborder les procédés textuels, nous allons nous intéresser à la partie sonore des morceaux de rap français, et à la façon dont les instrumentaux sont utilisés, pour mettre en valeur l’univers d’un artiste et les messages qu’il souhaite faire passer à son public, par le biais de référence inter-phonique.
## I) Instrumentaux et sampling: un langage à part entière
> *“ L’échantillonnage est l’une des bases de la composition rap*”- Maxence Déon [^1]
L’une des particularités des morceaux de rap français se trouve au niveau de leur instrumental. La musique utilisée sur les morceaux de rap (appelée plus communément “prod”) est généralement produite par un “beatmaker”. On trouve de nombreuses intertextualités sonores dans les productions de rap français, le “sampling” permet au “faiseur de rythme” d'utiliser des sons déjà existants pour confectionner leur son.
Entre procédé esthétique et intertextualité sonores, nous allons voir comment la musique peut renforcer le sentiment d’appartenance que peux ressentir l’auditeur envers un artiste.
### A) Un choix esthétique..
#### **qui peut se traduire par l’influence géographique...**
On peut remarquer que les prods d’un beatmaker seront en général différentes si le rappeur avec qui il collabore vient du Sud ou du Nord. Ces influences géographiques différentes se ressentent au niveau des sonorités, et permettent d’accentuer l’univers du beatmaker mais aussi celui de l’artiste. Dans le livre *“L’obsession Rap”*[^2], publié par l’ABCDR du son, les interviews de Proof, beatmaker pour le rappeur Médine originaire du Havre et celle de En’zoo qui travaille avec le rappeur perpignanais Nemir, abordent cette influence géographique présente dans leurs productions.
Nous noterons que “l’architecte sonore de Nemir (...)”[^3] est très friand des sonorités ensoleillées et groovy, qui rappellent le sud-est de la France. Cela se traduit principalement par des influences groove, différentes des sonorités utilisées par le beatmaker Proof dans ses "prods".
Ce dernier, dans son interview pour l’ABCDR du son, confie que son environnement *“nourrit les ambiances lourdes et mélancoliques de (ses) productions”*[^4]. Ayant grandi avec *“la météo typiquement anglaise du Havre, son port, son industrie, ses quartiers avec des tours géantes”*, le producteur du label Din records s’inspire de ces éléments pour produire ses "prods". Visualisant ses morceaux *“comme un film”*, Proof a souvent fait appel au rappeur du Havre, Médine, et à ses capacités de story-telling, au profit de ces prods très visuelles et mélancoliques, à l’image d’un film.
C'est souvent dans des productions très imagées que l'on va retrouver un phénomène d’intertextualité sonore qui va renforcer l’image que le rappeur veut renvoyer.
#### **...ou bien une manière de concorder avec l’univers du rappeur.**
Il est important pour l’artiste que ses chansons concordent à son univers, afin de garder une certaine cohérence artistique. Cette cohérence peut passer par le choix des instrumentaux et des samples utilisés dans ces morceaux. Dans son album *JVLIVS*, réalisé par le groupe de beatmaker Toulousain Katrina Squad, le rappeur SCH est totalement plongé dans un personnage de mafieux italien, il est revenu *“à l’essence même du personnage SCH*”[^5].
Afin de mettre en avant les caractéristiques du personnage, les beatmaker ont alors proposé au rappeur de *“partir sur un album recherché, cinématographique (...), qui synthétise la force de sa musique”.*
Même si la musique n’est pas un langage à part entière, on pourrait faire un rapprochement avec la fonction émotive langage.
En effet, par le biais des instrumentaux, les beatmakers affirment leur univers ainsi que celui de l’artiste avec lequel ils travaillent. Le message est centré sur le personnage qu'interprète le rappeur, mais aussi par ses sentiments que l'on peut deviner grâce aux tonalités de la "prod".
Cette dimension purement esthétique des instrumentaux s'appuyant sur une identification relative au lieu ou à l’univers de l’artiste, peut aussi être mise en place grâce au phénomène d'intertextualité, volontairement utilisé dans les samples.
### B) L’intertextualités sonores, un moyen de s’identifier grâce aux référence
Selon [Christian Béthune](https://www.cairn.info/le-rap--9782746703841-page-8.htm), l'échantillonnage est un *“procédé informatique par lequel on prélève numériquement, à l’aide d’un sampleur ou d’un ordinateur, une séquence mélodique, un fond rythmique, une ligne instrumentale, etc., sur un morceau de musique déjà enregistrée et que l’on rejoue, éventuellement en les modifiant par des méthodes informatiques de manipulation sonore au moyen d’un appareil appelé séquenceur, indispensable complément du sampleur.*”[^6]. Ce processus d’extraction sonore est l’une des caractéristiques du hip-hop.
Le sampling permet de jouer avec les références sociaux-culturels, historique et politique des auditeurs.
Isabelle Martinez dans [*“L’intertextualité sonore et discursive dans le rap français”*](http://www.sibetrans.com/trans/articulo/8/l-rsquo-intertextualite-sonore-et-discursive-dans-le-rap-francais) [^7] prend l’exemple du morceau [*“Tam Tam d’Afrique”*](https://www.youtube.com/watch?v=9EIXKpLMgjY) du groupe de rap français IAM, ce dernier dénonce le colonialisme.
Le groupe marseillais a décidé de sampler le morceau [*“Pastime Paradise”*](https://www.youtube.com/watch?v=_H3Sv2zad6s) du chanteur Sting afin de faire passer un message. Selon Maraz, le fait que ce morceau a premièrement été samplé par Coolio dans son morceau [*“Gangsta paradise”*](https://www.youtube.com/watch?v=fPO76Jlnz6c), *“ établit premièrement une correspondance avec la musique afro-américaine”*[^7]. Sans écouter les paroles et en ayant seulement connaissance du titre de la chanson originale ou du sens de la version de Coolio, l’auditeur peut être capable d’avoir une idée à propos de la signification de ce texte et du message que le groupe souhaite faire passer à son public.
Sampler un morceau déjà existant peut également permettre de toucher l'auditeur, par exemple en créant des intertextualités sonores avec des chansons populaires de la culture française.
Pour illustration, en 1994, Mc Solar a samplé ["*Bonnie and Clyde*"](https://www.youtube.com/watch?v=Wa7wjr1NwhA) de Serge Gainsbourg et Brigitte Bardot, dans son morceau *["Nouveau Western"](https://www.youtube.com/watch?v=JSG2qHBm7WM)*. Ce son, selon Martinez, détruit *“les fausses valeurs véhiculées par les films commerciaux américains”*[^7].
De plus, le livre “L’obsession rap”, affirme que c'est l’une des premières fois que le rap français *“assume une filiation direct avec la chanson française”* [^8].
Il existe également de nombreux exemples d’intertextualité sonore entre chanson française et rap français. Booba a par exemple samplé [*"Mistral gagnant*"](https://www.youtube.com/watch?v=_YqzuE-5RE8) de Renaud en 2002 dans le son [*“Le bitume avec une plume”*](https://www.youtube.com/watch?v=VyH9OqbiDe4) mais également en 2008 dans le morceau *“Pitbull”*. Plus récemment, nous avons pu retrouver un instrumental composé de [*“Nous dormirons ensemble”*](https://www.youtube.com/watch?v=Ejvg0hDhYkQ) de Jean Ferrat chez le rappeur Lomepal, ou encore un sample du morceau [*"Voyages"*](https://www.youtube.com/watch?v=kyhziT3X1cc) de Michel Polnareff, chez le parisien Georgio.
En plus des instrumentaux de chansons diverses et variées, les beatmakers n'hésitent pas à sampler des discours.
On peut par exemple retrouver ce procédé chez Nekfeu dans le morceau [*“N-que les clones partie II”*](https://www.youtube.com/watch?v=evUoUzRgr1o). Le rappeur a décidé de sampler le discours [*“la voix des sans voix”*](https://www.youtube.com/watch?v=B7MXnUAe-7k) de l’Abbé Pierre en outro de son morceau. Utiliser ce discours pour finir son morceau lui permet d’accentuer le message qu’il souhaite faire passer à ses auditeurs par le biais des paroles. Cette pratique rejoint l’intertextualité que nous pouvons trouver au niveau des lyrics.
## II) Les lyrics: Entre intertextualité et oralité
### A) L'intertextualité, un langage codé
Également présente dans les textes, l’intertextualité/transtextualité est l’une des caractéristiques du rap français. Selon Roland Barthes dans l'article [*"Texte (Théorie du)"*](https://www.universalis.fr/encyclopedie/theorie-du-texte/) [^9] écrit pour l'encyclopédia universalis : *“Tout texte est un intertexte ; d’autres textes sont présents en lui, à des niveaux variables, sous des formes plus ou moins reconnaissables”*. Effectivement, nombreuses sont les références à d’autres textes, qu’ils soient issus de la littérature, de la chanson française ou d’autres textes de rap français. Ce processus de transtextualité permet de renforcer l’univers du rappeur. Ces références peuvent également se manifester par le ” name-dropping” ou l'utilisation d’un certain champ lexical (par exemple celui de la mythologie avec [le groupe IAM](https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-00585099/document))[^10].
Un des artistes qui a le plus façonné son univers autour de l'intertextualité et de ce jeu de références, est surement le rappeur parisien Nekfeu. Des morceaux tels que [*Martin Eden*](https://www.youtube.com/watch?v=y8ay_H5UBSI) ou encore *[Risibles Amours](https://www.youtube.com/watch?v=vJPtNcJTaOM)*, font référence au roman éponyme de Jack London et au recueil de nouvelles de Milan Kundera. Ces références littéraires peuvent se trouver chez d’autres artistes ayant une plume très poétique et recherchée, comme Georgio et ses références à Maïakovski et Sylvain Tesson.
D’autres domaines ont également été très exploités dans le rap français, on trouve notamment les références à la culture japonaises, l’Histoire, le cinéma ou encore l’actualité.
La diversité des références présentes dans le rap français permet aux auditeurs de s’identifier à un artiste selon ses centres d'intérêt et sa culture personnelle.
Cependant, le rap français étant un mélange de plusieurs procédés oraux, les auditeurs ne prêtent pas uniquement attention au message passé via les paroles, ils peuvent aussi être attirés par la manière dont le rappeur joue avec le rythme ou encore par le vocabulaire qu’il utilise.
### B) Flow et création d’un vocabulaire spécifique au rap français : différents procédés de communication verbale, propres à la culture urbaine, pour affirmer son image
Dans *“Pour une esthétique du rap”*, Christian Béthune affirme que *”le rythme occupe une place centrale dans le rap au point que tous les autres éléments mis en oeuvre lui sont en fait subordonnés”* [^11];
Ce rythme en question correspond, selon [Genius.com](https://genius.com/Genius-france-lexique-du-rap-francais-annotated), à la manière dont un artiste *“pose les syllabes par rapport au rythme, on appelle ça le “flow”* [^12]. Pour Béthune, cette caractéristique permet au rappeur de se distinguer des autres et d’affirmer à quel courant il appartient. Par exemple, un rappeur belge mélangeant français et anglais tel que Hamza, n’aura pas le même flow qu’un rappeur marseillais avec un accent marqué comme JUL. Le flow est indissociable de l’artiste, c’est en quelque sorte sa marque de fabrique.
### C) Gimmick et AD libs
Selon le média en ligne [Clique TV](https://www.clique.tv/les-5-ingredients-dun-hit-de-rap-francais-en-2017-lecriture-partie-45/#:~:text=Le%20gimmick%20et%20les%20ad,de%20fa%C3%A7on%20%C3%A0%20le%20rythmer.), un gimmick est *“une phrase, un mot ou une onomatopée qui revient plusieurs fois dans un morceau de façon à le rythmer”*[^13]. Les ad libs sont quant à eux *“(des) sons, mots ou réactions ajoutées à la fin d’une phrase pour l’appuyer”*[^13] , ils ont pour but de rythmer le texte mais peuvent aussi donner l’impression à l’auditeur de faire partie de l’histoire racontée dans le morceau.
En ce qui concerne les gimmicks, ces derniers peuvent être universels ou bien propres à chaque rappeur. Une des onomatopées les plus fréquemment utilisés par les rappeurs à l'international est le *“Skrrr”*, qui selon le linguiste Claude Hagége *“ serait une contraction de "Let’s get it" (On va le chopper) ou une simple transcription du bruit d’une voiture qui freine.”*[^14];
En France, la pluparts des rappeurs possèdent leur propres gimmicks, ces derniers, en plus de rythmer le morceau, peuvent être considérés comme une signature. Dans l’article *“Les 5 ingrédients d’un hit de rap français en 2017 : l’écriture”* , le rappeur Niska confie au média que “les ad libs et les gimmicks jouent un rôle très important dans le succès des (ses) morceaux" [^13].
En effet, les morceaux de ce rappeur sont connus pour avoir de nombreuses gimmicks amusantes et facile à retenir tels que *“pouloulou”* ou encore *“méchant, méchant”*. Avoir des gimmicks identifiables permet encore une fois de renforcer le sentiment d’appartenance à la communauté rap ou à celle d’un artiste.
### D)Un vocabulaire spécifique
La dernière caractéristique orale spécifique au rap concerne le vocabulaire utilisé par les artistes. Pour aborder au mieux cette partie, nous nous sommes appuyé sur [l’article](https://www.rtbf.be/info/societe/detail_le-vocabulaire-du-rap-pour-les-nuls-un-petit-glossaire-illustre?id=9928319) du site RTBF[^15], traitant du livre *“Le mots du Bitume”* écrit par la linguiste Aurélie Cerutti. Vous pourrez également trouver [ici](https://hackmd.io/@eloiseraimbault/B1Z6o3d6I/%2FKR7PwBQ0Q7GzBrScA7SjwQ), une infographie regroupant quelques expressions populaires du rap français.
Le monde du rap utilise un lexique très différent des autres styles de musique, ces expressions sont spécifiques au rap. Il ne faut pas oublier que ce dernier *“trouve ses racines dans les quartiers populaires, où il y a des grandes difficultés de vie. (...) il y a une forme de grossièreté, qui a toute sa place dans le rap, qui est légitimée parce que c’est une culture de joute"* [^15]. En effet, ces mots tout droit issus des quartiers, de par leur violence, permettent d’accentuer le message que le rappeur souhaite transmettre à son public. Ce vocabulaire spécifique a également pour but de choquer les auditeurs afin de leur faire prendre conscience de ce qu’il se passe dans les cités.
De plus, la création d’un vocabulaire “commun” à la culture urbaine, permet de fédérer les auditeurs autour d’une même langue, mais aussi de s’identifier à un style, par le biais d’un langage spécifique à la jeunesse “qui est créé par la jeunesse” [^15].
Depuis plusieurs années maintenant, le rap français s’est considérablement diversifié, et touche de plus en plus un public venant de milieux sociaux très différents. Le vocabulaire de la culture urbaine est utilisé par de nombreux jeunes, auditeurs de rap ou non, dans la vie de tous les jours.
L'élargissement du public et la démocratisation du genre rap se ressentent encore plus au niveau des opérations de communication.
[^1]: Maxence Déon,* « L’échantillonnage comme choix esthétique. L’exemple du rap »*, Volume !, 8 : 1 | 2011, 277-301.
[^2]: *"L'obsession rap, classiques et instantanés du rap français"*, Edition Marabout (2019)
[^3]: *ibid*, p112
[^4]: *ibid*, p114
[^5]: *ibid*, p110
[^6]: Christian Bethune, Le Rap, p8 (2003)
[^7]: Isabelle Marc Martínez,L’intertextualité sonore et discursive dans le rap français, sibetrans.com (2010)
[^8]: *"L'obsession rap, classiques et instantanés du rap français"*, Edition Marabout, p 116 et 117, (2019)
[^9]: Roland Barthes, *"Texte (théorie du) "*, , Encyclopædia Universalis
[^10]: Stéphane Mohr. *"Exploiter des textes de rap en didactique du FLE et du FLS : perspectives et possibilités d’exploitation"*.p29,(2010)
[^11]: Christian Béthune, "Pour une esthétique du rap", Klincksiek (2004)
[^12]: *"Lexique du rap français"*, Genius.com
[^13]: *"Les 5 ingrédients d’un hit de rap français en 2017 : l’écriture (partie 4/5)"*, Clique.tv (2017)
[^14]: Jacques Munier, *"Flow du rap"*, Le journal des idées, Franceculture.fr (2018)
[^15]: Wahoub Fayoumi,*"Le vocabulaire du rap pour les nuls: un petit glossaire illustré"*, RTBF.be (2018)