# Un Centaure à l'école (première partie)
Comment le numérique change (et doit encore changer) l’école, l’élève et le professeur
À mes élèves dont les échecs et les réussites ont nourri mes réflexions
> L’ordinateur est pour moi l’outil le plus remarquable que nous ayons créé. C’est l’équivalent d’un vélo pour l’esprit
## Avant-propos
Ne vous êtes-vous jamais demandé à quoi ressemblait l’école il y a 100, 200, 300 ou même 400 ans ? S'est-elle considérablement transformée à travers les siècles ou est-elle demeurée inchangée ? N'est-elle pas un peu comme ce bon vieux livre, cet ensemble de feuilles reliées, qui selon Umberto Eco constitue une perfection indépassable, comme le sont la roue ou la cuillère ? Un enseignant face à des élèves dans une salle, n’est-ce pas ainsi que l’enseignement doit se pratiquer ? Une école dans laquelle on réunit des élèves ayant à peu près le même âge, ayant plus ou moins le même niveau et faisant la même chose en même temps, est-ce le modèle qui peut perdurer indéfiniment dans le temps ?
Comparer l'état de la médecine avec celui de l'enseignement peut être assez amusant (même si de prime abord, on ne voit pas bien quel pourrait être le rapport) et surtout nous permettre de répondre à cette question. On peut se dire avec François Taddei que « Si Pasteur revenait et voyait la médecine aujourd’hui, il verrait davantage de différences que si Jules Ferry rentrait dans une école ». Le rapprochement n'est pas nouveau. En prenant appui sur le tableau de Laurentius de Voltolina, on a une petite idée de la manière dont on faisait cours il y a plus de 600 ans. Manière qui est à peu près celle que l’on peut observer dans bon nombre de salles de classe aujourd’hui : un professeur fait cours à une vingtaine d’élèves assis en rang et dont une partie discute voire dort (ou peut-être même pleure). Si bien qu'il est tentant d'ironiser et de faire ce parallèle entre médecine et enseignement. Et, de fait, un médecin du XIVe siècle voyageant dans le temps et qui arriverait dans notre siècle serait perdu. Les mots stéthoscope, scanner, IRM, transfusion sanguine lui seraient inconnus et un hôpital serait un lieu incompréhensible pour lui. En revanche, un enseignant ayant fait le même voyage temporel n’aurait qu’à se mettre devant ses élèves et prendre une craie. De 1350 à aujourd’hui, il n’y aurait pas un gouffre insurmontable, si l’on excepte une notable évolution linguistique... La plupart des salles de classe n’ont pas beaucoup changé avec les années. Un tableau, un bureau, des rangées de tables…
La Loi pour la refondation de l’école enjoint pourtant les enseignants à opérer certaines transformations, des transformations qui, d'ailleurs, n’ont pas attendu l’injonction législative pour être mises en œuvre. Simplement, la loi invite le corps enseignant dans son ensemble à faire entrer le numérique dans leurs pratiques. Le mot « numérique » apparaît, dans le texte de loi, 57 fois (à titre de comparaison, le mot « école » compte 216 occurrences). C’est dire l’importance de la chose. Cependant le mot recouvre une notion tellement vaste qu’il signifie tout et son contraire, le meilleur comme le pire. Car il faut admettre qu’on nous rebat ad nauseam les oreilles avec le numérique, et je ne suis pas toujours certain que cela soit à bon escient. Pendant un temps - celui des pionniers, dit-on souvent - le numérique ne me semblait pouvoir qu’être uniquement bénéfique. Et les années passant, je me suis souvent dit que bien des fois, le numérique n’apportait rien ou pas ce qu’il aurait fallu qu’il apporte.
Or j’ai récemment lu deux livres qui m’ont littéralement bouleversé et qui m’ont, il me semble, aidé à mieux définir ce que le numérique pouvait ou devait être. Le premier est Smarter than you think de Clive Thompson qui montre comment la technologie nous rend plus intelligent ; le second est un livre déjà un peu moins récent, qui est L’Élément de Ken Robinson, et qui montre combien l’école étouffe sinon tue la créativité des enfants. Formulé ainsi, j’ai bien conscience que le propos peut paraître excessivement simpliste, si ce n’est carrément risible. Aussi le livre que vous lisez en ce moment est-il né du désir d’illustrer ce double propos, de montrer comment le numérique peut changer l’école ou du moins accompagner l’école dans des changements qu’il est absolument impossible d’éviter et cela au bénéfice d’élèves souvent sommés de s’asseoir, de se taire et éventuellement d’écouter (ou pas mais en silence).
J’avais aussi, à l’heure où le mot numérique est omniprésent, un besoin d’apporter la caution d’une réflexion. Bien sûr, je n’ai pas d’autre ambition que d’apporter ma modeste pierre à l’édifice, en l’occurrence l’objet de ma réflexion (my two cents, comme disent les Américains). J’ai voulu tenter de légitimer l’introduction du numérique en classe. S’il est souvent admis que le numérique doit rentrer à l’école, il faut bien voir que nombre d’enseignants - et parmi eux de très jeunes (ce ne sont donc pas les plus vieux qui sont réfractaires à des nouveautés qui n’en sont plus) - s’opposent catégoriquement à ce qu’une machine interfère dans leurs pratiques. Je me souviens de la première formation que j’ai effectuée dans un collège près d’Orléans. Tout à ma joie de commencer ma première formation, j’arrive un peu en avance. Je me prépare, fais mes branchements dans ce collège tout neuf dont tous les élèves et tous les enseignants ont été fraîchement équipés d’iPad. Je m’attends à un grand moment de plaisir technophile. Un premier enseignant arrive. Il fait la tête. La raison : on lui a donné une tablette dont il n’a que faire, il a une formation de plus… Bref il n’est pas très heureux d’être là. Le numérique semble lui apporter plus de tracas que de réconfort. Plus récemment, on m’a dit deux fois à quelques jours d’intervalles : « Je ne vois pas ce que le numérique peut apporter à ma matière ».
Or j’ai une foi quasi inébranlable dans le numérique. Ce qu’il m’a apporté en tant qu’enseignant est inestimable. Il a transformé ma pédagogie, m’a amené à produire des choses dont je ne me serais jamais cru capable. Il m’a transporté en des lieux - de Londres à San Francisco en passant par Genève - dans lesquels je n’aurais jamais espéré ni même envisagé être invité. Et même dans les moments les plus futiles, par exemple en écrivant un tweet, j’ai pu voir combien le numérique nourrissait la réflexion. Ainsi la pensée naissait dans un simple gazouillis (ces quelque 140 caractères parfois si déconsidérés), se transformait en un article de blog, lequel s’enrichissait de commentaires. La réflexion parvenue à sa maturité (on l’espère), celle-ci venait s’épanouir dans un livre (on l’espère aussi). Or ce bénéfice que je tire du numérique, je suis non seulement convaincu qu’il peut être profitable à l’élève mais qu’il est urgent qu’il le soit !
Voici donc ce dont il sera question dans ce livre. On verra comment l’élève aidé de son ordinateur (ou d’une tablette ou d’un smartphone) en vient à mieux travailler. On en profitera pour battre en brèche cette idée du penseur isolé à la Rodin, seul en son esprit d’où il dégagera des merveilles. L’élève tel qu'on se le représente communément, tel un petit penseur penché sur son cahier à grands carreaux, est un mythe qui n’a pas lieu d’être et il faut le dire et le redire à tous ceux qui s’inquiètent de l’omniprésence de ces machines que nous portons sur nous. Ce que d’aucuns qualifient de prothèses n’a rien d’anxiogène. Elles n’ont rien de nouveau. En effet, l’homme consigne ses pensées et ce dont il a besoin sur des supports externes depuis des milliers d’années. Cela s’appelle l’écriture, cela s’appelle les livres. Pour l’élève, cela s’appelle un cartable. On doit donc percevoir comment l’élève (mais aussi son enseignant) devient un individu augmenté (c’est mieux que le prothétique) par le numérique. C’est en somme une créature hybride assistée d’un ordinateur et que les joueurs d’échecs ont appelé des centaures. Et de savoir ce qu’est un centaure à l'école. Cette notion d’hybridité, ne la retrouve-t-on pas dans notre quotidien. Par exemple dans notre écriture, mêlant lettres « en attaché » et caractères d’imprimerie ? Cet entrelacs de signes disparates ne révèle-t-il pas sans que l’on n’y ait prêté attention cette mutation qui a commencé bien avant que nos élèves, pour reprendre l'expression de Michel Serre, ne se transforment en petit(e) pouce(tte) ?
Une fois cela dit, une fois établi ce substrat qu’est cette modeste réflexion, l’on pourra montrer ce que doit être le numérique à l’école. Il s’agit en somme de se demander assez benoîtement ce qu’il apporte (et inversement ce qu’il n’apporte pas). Et j’espère bien, au passage, fragiliser un peu cette méfiance dont je parlais plus haut.
Parfois, je parlerai de ce que font les élèves, de ce qu’ils devraient faire et parfois j’évoquerai mes propres pratiques d’adulte, étant bien entendu qu’elles me sont personnelles (ne serait-ce qu’en raison de mon âge) mais qu’à un moment ou un autre, elles pourraient et devraient même être inculquées aux plus jeunes. Car c’est bien d’éducation qu’il s’agit. L’enseignant entend bien conduire (dans « éducation », il y a « ducere » = conduire) ses élèves quelque part (c’est tout le sens de « é- » qui vient de « ex- », c’est-à-dire « hors de » mais où ?). N’y a-t-il pas tout un pan du numérique qui échappe à nos élèves, car l’école n’a pas pris soin de l’enseigner ?
Ce livre peut aussi être considéré comme une défense et illustration du numérique ou du moins d’un certain numérique. De toute façon, me disait un jour un ami, on ne fait pas de barrage contre le Pacifique. Le numérique étant inéluctable, la question est de savoir comment l’utiliser au mieux sans renoncer aux ambitions de l’école. Dès lors, l’on verra que tout change : l’école, l’élève, le professeur.
## 1999
Cette date a longtemps été pour moi synonyme de science-fiction. Enfant, je regardais la série Cosmos 1999 et je suivais le périple de ces voyageurs égarés qui, errant dans l’espace, affrontaient toutes sortes de dangers. Et puis quelques années plus tard, c’est devenu la date à laquelle je suis devenu enseignant. En y repensant, je me dis que l’histoire du numérique à l’école est celle d’une longue errance. « À la dérive » est d’ailleurs le titre du premier épisode de Cosmos 1999… Et il aura fallu de très longues années pour que le numérique entre pour de bon à l’école. Entrée qui ne va pas sans certaines dérives. On y reviendra.
En 1999, quand j’ai commencé à enseigner, l’utilisation d’ordinateurs était déjà une pratique courante. Chaque collège étant doté d’une salle dédiée (on l’appelait alors la « salle informatique »), le professeur et ses élèves s’y rendaient après avoir réservé ladite salle. Ce n’était pas toujours facile. La feuille sur laquelle on s’inscrivait se trouvait le plus souvent au CDI, un collègue pouvait l’avoir déjà réservée (la salle, pas la feuille). En d’autres occasions, vous pouviez avoir réservé la salle mais un indélicat s’y était installé. Il fallait aussi avoir prévenu les élèves et immanquablement un ou deux d’entre eux erraient dans les couloirs jusqu’à ce qu’ils prennent conscience du déplacement de la classe. Les retardataires allumaient ensuite leur ordinateur (qui bootaient péniblement sur Windows 95 ou 98 puis, plus tard, XP dans les salles les plus modernes) et cela pouvait prendre quelques longues, longues minutes. Invariablement, un ou deux postes ne fonctionnaient plus et, un peu comme pour la table ronde des romans arthuriens, une place restait vacante et pouvait le rester pour de longs mois. Les réparations rapides n’ont jamais été le lot de l’Éducation nationale.
On était donc en 1999 et cela faisait 14 ans que le « plan informatique pour tous » avait généralisé ou tenté de généraliser le recours à « l’outil informatique » comme on disait alors… Je me souviens d’ailleurs de la seule demi-journée de formation qui avait été consacrée à « l’informatique » à l'attention des futurs professeurs qui apprenaient leur métier à l’IUFM : une initiation à l’utilisation du traitement de texte sur Word. On avait écrit un peu de texte, mis du gras et « appris » à insérer une image (un chat) dans le corps du texte. C’est tout. Et moi qui jouais à Star Wars, à bord de mon X-wing sur l’ordinateur de mon grand-père au début des années 80… Avec les années, j’avais même fini par oublier que j’aimais les ordinateurs… Je crois qu’en fait une part incroyable des enseignants du secondaire avait tout simplement oublié que les ordinateurs existaient. On remplissait le cahier de textes à la main et les bulletins aussi… L’élève que j’étais était d’ailleurs complètement passé à côté de ce plan informatique pour tous… Quel rendez-vous manqué !
Pourtant, en 1999, on est en pleine réforme du collège. C'est une réforme commencée en 1998 qui ambitionne de créer le « Collège de l'An 2000 » brossé par François Dubet. Le bulletin officiel du 23 juin 1999 précise quelques points et propose de « Donner accès à tous à la micro-informatique » : « Face à un développement formidable des connaissances, le système éducatif doit se donner comme priorité de rendre l'élève capable d'apprendre par lui-même. Les technologies d'information et de communication constituent un moyen essentiel d'accès à la connaissance », « Il convient d'apprendre aux élèves à savoir chercher des ressources utiles », « Tout élève devrait maîtriser des outils tels qu'un traitement de texte et l'usage d'Internet avant l'entrée au lycée » (notez l'emploi du conditionnel qui sonne déjà comme une déception).
Le bulletin officiel de 2001 (réforme de Jack Lang) invite les principaux « à mobiliser les équipes pédagogiques sur le « brevet informatique et internet » (B2i) » mis en place en novembre 2000. Le B2i était une attestation illustrant la capacité à utiliser des outils informatiques. En 2004 (Luc Ferry est alors ministre de l'Éducation nationale), on entend à nouveau « proposer à tous les élèves la maîtrise des technologies de l’information et de la communication (TIC) ». Notez cette fois l'apparition de l'acronyme TIC qui deviendra NTIC (Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication) puis TICE (Technologies de l’Information et de la Communication dans l'Éducation) et même TUIC (Technologies Usuelles de l’Information et de la Communication). En 2005, la circulaire datant de l'ère François Fillon rappelle que « La maîtrise des TIC constitue un facteur de réussite déterminant pour la poursuite des études et l’insertion dans la vie active de chaque élève ». Là encore, on souhaiterait mobiliser l'ensemble du corps enseignant : « les professeurs de toutes les disciplines ont vocation à valider les compétences du B2i ». En 2008, le rapport Pochard remis au ministre Xavier Darcos signale « l'irruption massive à l’école » des TIC qui « contribue non seulement à bouleverser les formes d'accès des élèves au savoir, mais aussi à faire évoluer profondément le contenu et les formes de l’enseignement ». Le rapport rappelle l'intégration des TIC au socle commun de connaissances et de compétences et poursuit : « Pour le moment, tous les enseignants ne participent pas de la même façon à ces évolutions. Certains résistent, d'autres se résignent, beaucoup évoluent, mais personne n'y échappe ». C'est d'ailleurs à peu près dans le même temps que les enseignants ont l'obligation de remplir un cahier de textes désormais numérique. En 2010, Luc Chatel lance un Plan de développement des usages du numérique à l'École. On se souvient de la phrase du ministre : « L'avenir de l'école ne s'écrira pas à la craie sur un tableau noir ». Manifestement, la chose méritait d'être rappelée encore de nombreuses années... Dans la foulée de la refondation est créée la Direction du numérique pour l'éducation qui « assure la mise en place et le déploiement du service public du numérique éducatif »...
Vous voyez mieux ce que j'entends par errance ?
Quoi qu’il en soit, au moment où je me rends dans la salle informatique pour la première fois de ma carrière, je ne constate rien qui eût pu m’étonner à ce moment précis. Ce n’est qu’en écrivant ces lignes qu’il me revient à la mémoire l’étrange disposition des machines. Elles étaient toutes calées sur des tables posées le long du mur, si bien qu’on avait une sorte de U avec au centre de la salle une béance, un vaste espace vide. Les élèves étaient alors invités à se consacrer à la tâche fixée par l’enseignant. C’était donc un fonctionnement assez proche de ce qu’on pouvait connaître dans les salles traditionnelles de cours : des élèves effectuent des exercices et sont sommés de se désintéresser du voisin. Mais, assez curieusement, la nature de l’homme (enfin de l’enfant) étant ce qu’elle est, les élèves, rendus plus proches les uns des autres par la proximité des ordinateurs, palliaient ce cloisonnement des activités par d’inévitables bavardages… Là encore, on y reviendra.
Séparer les élèves, les faire travailler sur un ordinateur et cela sans se préoccuper de son voisin, telle était la tâche qui était fixée, en l’occurrence réaliser des exercices d’orthographe avec des logiciels comme Orthogram. C’était l’époque où l’on achetait des CD-ROM et Encarta de Microsoft était probablement le plus célèbre des exemples de ce type d’usage. D’ailleurs, en parent soucieux de l’éducation de mes propres enfants, j’achetais moi-même des logiciels, des jeux éducatifs du type Adiboud’chou ou Lapin Malin. Le modem 56 ko (le débit, ce grand coupable du désamour enseignant pour la technique) était la norme et il n'était pas rare de recourir aux CD-ROM fournis par la presse spécialisée pour découvrir de nouveaux programmes. En somme, des pratiques pédagogiques avec l’état de l’informatique en 1999. Il n’existait pas à proprement parler de programmes grand public dédiés à l’éducation. En tout cas, rien de commun avec la débauche de ce qu’on appellera ensuite les « apps » et qui fleurissent sur les stores des GAFA : apps Montessori, apps d’apprentissage de l’écriture, apps pour apprendre l’heure, pour faire des puzzles, pour découvrir de nouveaux livres, pour s’initier à la programmation…
Et on avait très peu de données à exploiter. Il fallait se pencher sur l’épaule de l’élève pour observer ses réussites et ses échecs puis déterminer sa progression. C’était une sorte de période artisanale où il fallait dévoyer certaines applications pour les utiliser dans le champ de l’éducation. Mais après tout, c’était encore le web 1.0. Les sites de l’époque à l'esthétique douteuse sur lesquels vous pouvez encore tomber de temps à autre témoignent de ce temps de gestation qui précédait « l’ère du numérique ».
Sinon quoi d’autre ? Dans ma pratique de professeur de français, pas grand-chose. Naturellement, l'ordinateur me permettait de ne plus faire de découpages de photocopies ni de collages. Ou alors de façon métaphorique (le copier/coller...). Mais avec les élèves ? Les rédactions étaient faites avec un traitement de texte. Un peu plus tard, dans les moments les plus fous, je faisais produire à mes élèves un petit roman photo avec un parc hétéroclite de machines tournant essentiellement sur Windows 95 (et sans internet). Mais c’était bien tout. En somme, sortir de la classe traditionnelle pour utiliser l’informatique est exceptionnel.
Combien ce temps paraît lointain et combien la pratique que je viens de décrire paraît éloignée des enjeux éducatifs qui sont aujourd'hui les nôtres. C’est une petite fantaisie occasionnelle brisant la monotonie habituelle du cours traditionnel. Pourtant, beaucoup de choses commençaient à apparaître. Les exerciseurs avaient, avec Hot Potatoes, leur plus illustre représentant. Les graveurs de CD, la multiplication des listes de diffusion, le développement d'internet inauguraient une fructueuse période de partage. Certains enseignants faisaient concevoir à leurs élèves des sites internet avec Dreamweaver ou Frontpage. Malgré cela, aujourd'hui, soit 30 ans environ après le plan informatique pour tous, l’enjeu est encore et toujours de « faire entrer l’école dans l’ère numérique ». On remarquera au passage l’abandon du mot « informatique » qui qualifiait le plan précédent. Ce changement lexical ne peut pas être tenu pour anecdotique. À lui seul, il indique quelles sont les ambitions éducatives liées au numérique. Ces ambitions, à la lumière de ce nouveau plan, doivent être interrogées. Que signifie ce passage de l’informatique au numérique ? Et pourquoi serait-ce si profitable à nos élèves ? Toutefois, il faut se garder de penser que l’introduction du numérique s’impose comme une évidence. On ne peut y répondre sans prendre en considération les raisons qui font que le numérique fait encore l'objet d'un rejet.
## Points d’achoppement
Si l’on en est encore à devoir présenter les bienfaits du numérique à l’école et à organiser son déploiement, c’est que la chose ne va pas de soi. Et, en effet, les contempteurs du numérique ont dans leur arsenal rhétorique un nombre considérable d'arguments à opposer dès lors qu'on en appelle à faire entrer l'école dans l'ère du numérique. Passons-les en revue.
### Les salles informatiques
Les salles dites « informatiques » existent toujours dans beaucoup d’établissements. Autrefois maintenues par un enseignant courageux qui ne comptait pas son temps et qu’on rémunérait au lance-pierre, elles font aujourd’hui le plus souvent l’objet de l’attention d’un assistant d’éducation TICE (ce qui est déjà un relatif progrès, mais un progrès fort peu lié au salaire). Or ces salles ont quelque peu desservi la cause du numérique. Les postes d’ordinateurs y sont en nombre insuffisant (un pour deux voire trois élèves). Cet article du Monde nous dit qu’en 2014, il y avait 22 ordinateurs ou tablettes pour 100 collégiens et l’article précise même que l’équipement avait tout simplement doublé en dix ans ! Sous-dotées en mémoire vive ou dotée d’un processeur peu véloce, les machines connaissent souvent des difficultés à faire tourner tel ou tel programme. Elles deviennent même parfois obsolètes dès le déballage du carton. Pire encore, l’entreprise qui avait fourni une de ces salles peut avoir déposé le bilan et le service après-vente n’est plus effectué… C’était le cas dans mon ancien collège. Certains programmes ou machines ne fonctionnaient plus et on n’y pouvait rien sinon en racheter d’autres, si toutefois le budget le permettait.
### La foi dans la science
Par ailleurs, la suspicion de l’enseignant face au numérique apparaît à bien des égards comme le reliquat d’une mauvaise conscience positiviste. On a hérité du siècle passé d’une méfiance à l’égard de la technique. Il faut dire que la foi dans le progrès a pu conduire l’humanité au bord du gouffre… Ainsi des enseignants trouvent suspecte cette croyance que la science peut régler sinon nos problèmes du moins ceux de la jeunesse. Et comment leur donner tort ? Il me semble aussi que l’on a hérité d’une méfiance envers les écrans, méfiance qui renvoie à d’autres écrans, ceux de la télévision qui est parfois le refuge de ce que l’on peut produire de pire… et de meilleur. Il y a donc un préjugé défavorable qui ne s’accommode pas bien des impératifs traditionnels scolaires. D’aucuns se disent que nos élèves ont bien assez d’écrans chez eux pour que l’école ne leur colle pas à nouveau le nez dessus. Mais précisément c’est cette conception quasi monacale qui me chagrine. L’école doit-elle rester hors du temps ? Extraire les élèves de leur quotidien ? Il me semble que si c’était le cas, on enseignerait toujours en latin et les serments de Strasbourg n’auraient jamais vu le jour. Toute mutation s’est faite dans la compréhension et acceptation du monde extérieur dans sa diversité et parfois de façon purement pragmatique. Cette vision des choses a un autre écueil : à considérer que les écrans relèvent du domaine privé, on abandonne les élèves à eux-mêmes. On ne leur apprend pas ce qu’est cette machine qu’ils ont entre les mains, on ne leur apprend pas à s’exprimer sur les réseaux sociaux, on ne leur montre pas la richesse que la collectivité qui s’organise d’elle-même peut produire (pensez à Wikipédia ou aux hashtags comme #PortesOuvertes).
### Asservissement et commerce numériques
Il existe aussi une crainte qui ressortit à la critique marxiste : la technique serait l’instrument du capitalisme permettant d’asservir les travailleurs. D’aucuns nous voient d’ailleurs comme des digital labor, des travailleurs numériques qui s’ignorent et qui travaillent sans rémunération. D'autres déplorent que l'Éducation ne soit qu'un marché. Tout d’abord, ce serait une erreur de penser que l’école n’est pas un marché. Ensuite, c’est aux enseignants voire à l’Éducation nationale de faire les choses correctement : promouvoir les ressources libres, les logiciels libres ou les formats standards qui permettront à l’école d’échapper à la voracité des commerçants. Encore que leur appétit sans limites est, en général, conditionné par un impératif : faire des produits utiles, désirables et de qualité, sans quoi ils n’auraient plus rien à vendre. Il serait aussi dommage de se priver de tel ou tel logiciel au seul motif qu’il est « privatif ». L’intérêt pédagogique prévaut dans bien des cas.
Avec le numérique, c'est tout un modèle économique qui doit être repensé. Par exemple, le manuel scolaire, cet objet hautement commercial, représente, selon le rapport de Michel Leroy, 281 millions d’euros pour la seule année 2010. On pourrait estimer que l'actuelle réforme doublera ce chiffre puisque tous les programmes de tous les niveaux (du CP à la 3e) changent en une fois dès la rentrée 2016. Cela représente 11,2 millions de livres à imprimer pour les collégiens, et quelque 16 millions pour les écoliers.
Si l’on considère que le papier, ou plus précisément un certain usage du papier, est amené à disparaître, on peut faire le raisonnement suivant. Certes, il faut fournir les tablettes, et cela représente un coût. Mais c’est un coût que l’on doit mettre en regard des millions susmentionnés. Ce coût ne pourrait-il s’amoindrir ? D’une certaine façon, et sans que cela ne relève du domaine de l’utopie, ne pourrait-il sinon disparaître du moins diminuer drastiquement ? Ne pourrait-on envisager l'abandon de l’imprimante et de la photocopieuse ? Le numérique permet, en effet, la transmission de données, de sujets, d’exercices en tout genre de façon bien plus intéressante que ne le fait le papier. On pourrait même rêver ceci : aucun enseignant n’aurait plus à se ruer sur la photocopieuse encore en état de marche, celle devant qui deux collègues trépignent déjà, attendant qu’un lève-tôt (ou un retardataire comme les trois autres) achève son collage pour distribuer une photocopie de qualité médiocre (médiocre parce que le numérique a tellement mieux à offrir) ! L’abandon des photocopieurs permettrait de consacrer des sommes importantes aux tablettes et éventuellement aux manuels prévus pour de tels supports.
Ajoutons qu’un rapport de février 1986 explique que « le volume des dépenses consacrées aux photocopies est équivalent à la dotation annuelle consacrée à l’achat de manuels » (cité par Michel Leroy), et l’on comprendra que, dans ces conditions, l’achat de tablettes n’est pas le moins du monde inconsidéré. Si, d’aventure, ces manuels sont gratuits (ce qui existe), alors, l’argument du prix de la tablette est battu en brèche. S’ils ne sont pas gratuits, ces manuels numériques sont ou devraient être de toute façon quelque peu moins chers. Et il est fortement à espérer que s’il doit être payant, sa mise à jour ne saurait être au même prix ; qu’un simple toilettage ou quelque ajout soit offert à un prix que les collectivités trouveront intéressant au point de préférer le numérique au papier. Un dernier exemple : à quoi sert d’acheter encore et encore le domaine public ? Ces Balzac ou ces Jules Verne à 7 euros l’exemplaire pour 30 élèves ? Ne peut-on pas les lire gratuitement sur des tablettes voire des liseuses, lesquelles ont un faible coût ?
### Dystopies
Quand il est question de numérique, les dystopies ne sont jamais loin et il est des enseignants qui voient dans l’utilisation des machines les prémisses d’un avenir inquiétant. Et pour eux, c’est un peu comme si Skynet déployait déjà son réseau. La technique peut aussi être un moyen d’asservissement des masses, ce que montre à la fois la loi sur le renseignement adoptée récemment à l’Assemblée, mais aussi évidemment les révélations d’Edward Snowden en 2013. Et depuis le double attentat à Paris, le gouvernement désigne sans relâche internet comme le coupable idéal où se réfugieraient les terroristes de tout poil. Deep web ou dark web seraient l’envers de la médaille. Enfin, régulièrement, tel acteur, tel écrivain désignent le web comme étant « les égouts de la démocratie ». Mais, enfin, de là à considérer que le cahier de textes en ligne est l'organe de Big Brother, il y a là un excès qui se condamne lui-même.
Certains enseignants peuvent aussi évoquer la déshumanisation d’un enseignement dont le professeur serait exclu au profit du seul ordinateur. Pourtant, le documentaire de Pascale Labout diffusé sur Canal + montre bien qu’il n’en est rien. Posant pernicieusement la question « École du futur : la fin des profs ? », la journaliste fait apparaître que les écoles du type Florida Virtual School ou K12, dans lesquels les élèves sont seuls face à leur ordinateur, sont loin d’être la solution idéale. Ces écoles permettent certes de réduire certains coûts (comme économiser un poste d’enseignant), de donner à un seul enseignant la responsabilité de 30 classes et de mettre près de 50 élèves dans une seule classe. Mais les élèves ne travaillent pas et sont démotivés. Certains, selon le témoignage d’une enseignante, ont même fait des tentatives de suicide. Il est de toute évidence que l’enseignement ne saurait être totalement ni partiellement déshumanisé. Si d’aventure la chose devait arriver, je suis sûr que les enfants mourraient un à un comme ceux à qui Frédéric II, voulant découvrir la langue originelle, avait refusé que l’on parle. La parole, le lien à l’autre, la dimension sociale de l’apprentissage sont des éléments fondamentaux hors desquels il n’est pas d’éducation.
### Le problème de la formation
Et puis il faut bien reconnaître qu’il y a la complexité des choses : s’emparer d’un logiciel, se demander ce que l’on peut bien en faire après se l’être péniblement approprié, après s’être formé sur son temps libre et cela dans un domaine pour lequel rien ne vous a jamais préparé et certainement pas le concours du CAPES ou de l’agrégation… En lettres, on est bien plus soucieux de vous apprendre comment la lettre « u » a évolué de la chute de l’Empire romain à nos jours que de vous aider à prendre place dans le monde qui est le vôtre. Par exemple, comment se former à l’usage d’un TBI ? Il faut vraiment en avoir envie, car vous ne risquez pas de l’emporter avec vous pour le tester un weekend. Il ne vous reste plus qu’à essayer dans un de ces « trous » de votre emploi du temps voire dans votre cours en acceptant l’idée que vous n’êtes pas omniscient et que vous aurez peut-être à tâtonner, hésiter, que vous vous tromperez probablement devant des élèves que vous jugerez peut-être (mais à tort, on le verra ci-dessous) plus compétents que vous sur ce point.
### Le manque de matériel
Autre pierre d’achoppement, le matériel. En discutant sur Twitter, j’ai été sidéré de constater à quel point de nombreux professeurs des écoles en étaient réduits à acheter leur propre matériel, y compris des vidéoprojecteurs ! Peut-on en vouloir à un enseignant qui n’aurait pas envie d’acheter le vidéoprojecteur de sa salle avec son salaire ?
Une fois équipé, l’enseignant doit ensuite porter tous ses efforts sur la transposition pédagogique de la machine. La manipulation d’une tablette ou d’un ordinateur dans le contexte de l’éducation n’a rien d’aisé. Autant on comprend bien qu’on peut mettre des films, de la musique ou prendre des photos avec un appareil nouvellement acheté (on en comprend instantanément les usages même si on ne les perçoit pas tous), autant l’exploitation pédagogique d’une tablette en classe ne va pas de soi. Aussitôt une foule de questions se posent : comment transmettre des documents ? Comment les récupérer ? De quelle manière les corriger ? Comment faire cours tout simplement ? On continue comme avant mais avec un « outil » différent ? On change tout et c’est la révolution (auquel cas on a fait un tour sur soi même) ? Il faut tout reconsidérer et ce n’est franchement pas facile.
### Une recette miracle
De plus, force est de constater que le numérique est souvent présenté comme une solution miracle à tous nos problèmes scolaires. Les réticences, de ce point de vue, ne sont pas dénuées de fondement et il faut les écouter. Il est nécessaire de les confronter à notre enthousiasme de « technopédagogue ». À battre notre coulpe, on doit bien reconnaître que l’on a l’émerveillement facile. Cela doit bien avoir quelque chose d’irrationnel. Je parlais de foi quelques lignes plus haut et dans le mot « enthousiasme », il y a la racine « theos » qui désigne le dieu. Gardons-nous de porter au pinacle des « technologies » (ne devrions-nous d’ailleurs pas dire des « techniques » ?) qui ne nous mènent nulle part. Pour rester dans le domaine de l’Éducation (et éviter de jouer les oiseaux de mauvais augure), n’a-t-on pas connu des échecs précédents ? N’était-ce pas précisément le cas avec le Plan informatique pour tous de 1985 ? Gardons-nous également de penser que le numérique fait tout le travail à notre place ou à la place de l’élève.
Le numérique est-il une recette miracle ? Par exemple, nombreux sont ceux qui affirment que le savoir est sur internet. Je trouve cette affirmation quelque peu farfelue. Pourtant, l’idée est largement partagée. De plus, je ne suis pas certain que tous les gens qui emploient ce mot lui donnent le même sens, mais ce que je sais assurément c’est que le savoir ne se trouve pas dans nos ordinateurs. Si c’était le cas, pourquoi le savoir aurait-il attendu internet pour s’y réfugier ? Il serait resté assoupi pendant 5000 ans et se serait précipité dans la mémoire de nos ordinateurs ? Et si l’on admet que le savoir est partout sur internet, n’était-il pas déjà dans nos bibliothèques ? N’y trouve-t-on pas tout ce que l’on peut chercher à savoir ? D’ailleurs le savoir ne serait-il pas même dans la nature ? Il n’est que de le ramasser. Après tout, ne suffit-il pas, par exemple, de prendre conscience que la moisissure permet de concevoir la pénicilline ? Ou encore, on pourrait affirmer que puisque le savoir serait niché dans un vaste réservoir dans lequel on n’aurait qu’à piocher, n’importe quel naufragé serait un Cyrus Smith en puissance ? et qu’il suffirait (autre exemple) d’extraire quelques pyrites schisteuses pour fabriquer de la nitroglycérine.
Que le monde serait merveilleux si le savoir était à portée de main, de clic et ne demandait qu’à se répandre dans nos cerveaux impatients. Mais on sait bien que ce n’est pas le cas. Et je suis certain que tous ceux qui, comme Michel Serres, affirment que le savoir est sur internet usent d’un méchant raccourci :
« Le savoir ? Le voilà, partout sur la Toile, disponible, objectivé. Le transmettre à tous ? Désormais, tout le savoir est accessible à tous. Comment le transmettre ? Voilà, c’est fait. »
Si c’était vrai, mon travail d’enseignant en serait drôlement facilité. Voici le savoir : saisissez-le.
Or j’ai récemment observé un phénomène bizarre. Mes élèves de 4e sont tous équipés d’un ordinateur et je rechigne à l’idée de dispenser un enseignement qui n’en ferait pas usage. Je leur donne donc un contrôle sur le conte réaliste. Dedans, je pose, entre autres, une question de vocabulaire (qu’est-ce qu’une confession ?), une question de conjugaison (relevez les verbes et conjuguez-les au temps où ils sont) et une question de cours (à l’aide de votre cours, expliquez en quoi l’extrait que vous venez d’étudier est un conte réaliste). Pour répondre à ces questions, les élèves avaient à leur disposition le dictionnaire le Petit Robert, un accès au Conjugueur.fr et le cours complet sur le conte réaliste. Ont-ils tous réussi ? Je vous ferai grâce de statistiques détaillées, mais à peu près 1 élève sur 3 a échoué à répondre à l’une de ces questions, parfois même à l’ensemble des trois. Et pourtant tout était sur leur ordinateur. Si l’on suit la logique de ceux qui affirment que le savoir est sur internet, mes élèves auraient dû savoir. Ou pire ils savaient puisque c’était là. Mais, précisément, ils ne savaient pas. Ou, pour être encore plus précis, ils n’ont pas su utiliser les informations que contenait l’ordinateur. Et je pense que l’erreur que beaucoup de gens commettent est là : ils confondent savoir et information. Mes élèves n’ont pas su (ou voulu ou pu) utiliser ces informations. J’ai renouvelé l’expérience peu de temps après en leur demandant de lire quelques pages du Horla de Maupassant. Le lendemain, en classe, je leur ai distribué un questionnaire et leur ai précisé qu’ils pouvaient utiliser leur livre (numérique) mais que cela se ferait en temps limité. Le passage qui devait être lu n’était pas bien long. Retrouver les informations sur lesquelles portaient les questions était facilité par la nature du document (le Horla est un journal dont les entrées sont classées par date). Là encore, les résultats obtenus sont peu satisfaisants. La recherche n’est pas assez rapide, pas assez efficace. On distingue clairement la nécessité d’un apprentissage.
Finalement, croire que le savoir réside dans un fichier, c’est penser que l’on peut construire un accélérateur de particules parce qu’on a téléchargé le manuel en PDF. Si le savoir était aussi accessible, on pourrait me larguer en pleine jungle avec un manuel de survie et je me mettrais à coloniser le lieu comme un parfait petit Robinson Crusoé. Malheureusement, c’est plus compliqué que ça. Probablement Michel Serres, lui aussi, veut-il parler d’information à la place de savoir, de cette information qui est effectivement partout : dans nos ordinateurs ou nos smartphones, ce qui l’amène à développer cette très belle métaphore de Saint Denis portant sa tête. C’est très beau, mais mon cher Michel (et Dieu sait que j’aime votre livre), vous vous trompez. Au prix d’une belle métaphore, vous dites des choses un rien erronées. Ce n’est pas ma tête que je trimballe dans ma poche, c’est une boite minuscule contenant une bonne partie des livres ou sites web dans lesquels l’homme a consigné son savoir. Mais pour que j’acquière ce savoir, il va me falloir un nombre autrement considérable d’efforts que celui que représente un simple clic. À ce propos, je pense que le marketing californien nous a fait un peu de tort. Evernote ne nous présente-t-il pas son application de prise de notes comme notre second cerveau ? Apple, en 2001, nous faisait miroiter ce vaniteux plaisir de contenir dans notre poche « a thousand songs », inaugurant par là cette délicieuse capacité d’héberger des quantités prodigieuses de ce que le génie de l’homme pouvait avoir produit. Et nous n’avons qu’à mettre la main dans la poche pour savoir…
Oui, mais on vient juste de dire que c’est faux. C’est beau comme une publicité mais c’est faux. Souvenez-vous de mes élèves. En fait, savoir est tellement plus complexe. Ne serait-ce que parce que dans votre smartphone, vous avez accès à des milliards et des milliards de données et que de la même façon qu’il a fallu inventer les bibliothécaires quand les quantités de livres ont commencé à accroître de façon exponentielle, il a fallu inventer des algorithmes et des moteurs de recherche et des applications qui nous permettront de puiser dans ce puits sans fond qu’est le savoir de l’humanité. En fait, nous pourrions peut-être savoir en un minimum d’efforts mais nous ne saurons peut-être jamais que c’était là, quelque part. À dire vrai, combien d’entre vous se souviennent d’avoir consulté la 34e page de résultats de Google ?
On voit bien que savoir, c’est déjà chercher (savoir chercher) et trouver et combien d’opérations successives ? Donc, trouver l’information, puis la lire ou la voir, la comprendre, l’utiliser, la stocker, la mémoriser et éventuellement la réutiliser au moment important… En fait, savoir est un processus long et difficile. C’est d’ailleurs pour ça que fleurissent les tutoriels sur YouTube. Ils sont, pour emprunter la formule de Clive Thompson, « visuellement éloquents » particulièrement dans le cas où vous voulez apprendre à faire quelque chose : pratiquer un sport ou construire un objet. Au reste, on voit bien que si je veux apprendre le golf ou le tir à l’arc, la seule diffusion d’une vidéo sur YouTube ne me permettra pas de savoir. Une pratique régulière, une motivation suffisante sont nécessaires pour acquérir ce savoir qui ne réside pas de lui-même dans internet. Et surtout, on ne peut considérer que savoir serait l’équivalent d’un tiroir oublié ou négligé qu’on ouvre au moment opportun. Un chirurgien, par exemple, sait et sait tout de suite. On ne l’imagine pas, au milieu d’une opération dire : « Attendez, je sors mon smartphone. Faut que je cherche un truc… » Parfois savoir (comme ouvrir un parachute au bon moment) est quelque chose dont on a besoin immédiatement et qu’on n’a pas envie d’externaliser dans un support tel que le téléphone ou l’ordinateur.
Et il faut un professeur pour apprendre. Bien sûr, il y a des autodidactes. Mais, pour reprendre la distinction de Michel Tournier :
« […] l’autodidacte n’a appris que ce qu’il aimait. Sa culture est limitée par sa propre personnalité. Au contraire celui qui a fait des études régulières est obligé de tout apprendre. Son avantage est énorme parce qu’il n’y a rien de plus enrichissant que de devoir acquérir des connaissances qui vous sont a priori indifférentes, voire antipathiques. »
Les études sont donc nécessaires. L’école est nécessaire. Les enseignants sont nécessaires, ne serait-ce que pour vous guider, vous aider, vous donner envie voire vous imposer ce que votre jeune âge, vos goûts, votre culture, votre classe sociale ou votre religion vous amèneraient à négliger. Le savoir serait sur internet ? Il suffirait de les mettre face à un ordinateur en évacuant tout ce que le processus de transmission peut avoir d’humain ? Bien sûr que non ! Ce qui m’amène à battre en brèche une autre idée : le professeur n’est plus le seul détenteur du savoir.
Notez bien que je comprends l’idée, mais si elle est juste, alors il faut fermer les écoles afin d’éviter le ridicule d’avoir à convier pendant 9 ans des élèves pour quelque chose qu’ils sauraient déjà ou auquel ils ont accès ailleurs pour la modique somme d’un abonnement à internet.
Certains imaginent que les élèves ont tout le savoir dans leur téléphone, mais comme on l’a vu, d’un, c’est une illusion et de deux, ils sont la plupart du temps invités à le garder dans leur poche. Mais dans le cas où ils auraient la possibilité de le sortir, ces élèves sauraient-ils ? Non, et on a vu pourquoi. Et le téléphone (ou l’ordinateur pour ceux qui en sont équipés) ne sait pas non plus. Mon téléphone ne sait rien. Il ne sait même pas la météo. Pour la connaître, il faut qu’il en interroge un autre. Pareil pour Siri (ou Cortana ou OK Google). Si l’on veut interroger ce dernier, l’assistant doit se connecter à des serveurs distants pour vous donner la réponse que vous avez posée. En soi, avec son processeur 1000 fois supérieur à celui qui a conduit l’homme sur la lune, il n’en sait pas beaucoup plus. La véritable intelligence informatique (à laquelle on parviendra inéluctablement), ce serait que l’ordinateur puisse dire à l’élève : « Tu as vu les bêtises que tu viens d’écrire ? Corrige-toi avant de rendre ta copie. Je vais t’aider ». Mais songez que pas même le correcteur orthographique n’est fichu de vous aider à orthographier correctement et totalement un paragraphe de cinq lignes. Et vous appelez ça savoir ?
Peut-être devrait-on réserver le mot savoir à ce que l’être humain acquiert (du moins en l’état actuel des choses), et devrait-on garder le mot information pour tout ce dont regorgent nos ordinateurs et pour lesquels nous avons inventé le mot informatique ? On pourrait aussi utiliser le mot connaissance, qui avec la valeur inchoative qui est la sienne, contient l’idée de commencement, de naissance et de préhension du savoir. En ce cas, on pourrait alors mettre fin à ce début d’hybris 2.0 qui s’empare de tous ceux qui affirment qu’ils ont le savoir dans leur main et demander avec Montaigne Que sais-je ?
### Suspicion
Ce qui est amusant, c’est que cette interrogation face à la technique n’est pas nouvelle et on peut remonter à Platon qui rapporte cette conversation entre Socrate et Phèdre à propos de l’écriture. Le premier évoque le dieu égyptien Theuth. C’est lui qui a inventé la science des nombres, le calcul, la géométrie, l’astronomie, le trictrac, les dés et enfin l’écriture. Notez que l’écriture vient en dernier et qu’elle vient après le jeu. Le roi Thamos régnait sur toute la contrée et siégeait à Thèbes. Theuth vient donc trouver ce roi pour lui montrer les arts qu’il avait inventés et lui dit qu’il fallait les répandre parmi les Égyptiens. Le roi lui demande de quelle utilité est chacun de ces arts. Le dieu le renseigne et selon qu’il les juge être un bien ou un mal, le roi approuve ou blâme. Mais quand on en vient à l’écriture, Theuth déclare : « Cette science rendra les Égyptiens plus savants et facilitera l’art de se souvenir, car j’ai trouvé un remède pour soulager la science et la mémoire. » Le roi lui fait une réponse très intéressante en lui expliquant que tel est capable de créer des arts mais que tel autre est à même de juger de leur utilité ou de leur nocivité, et il ajoute à propos de l’écriture :
« Elle ne peut produire dans les âmes, en effet, que l’oubli de ce qu’elles savent en leur faisant négliger la mémoire. Parce qu’ils auront foi dans l’écriture, c’est par le dehors, par des empreintes étrangères, et non plus du dedans et du fond d’eux-mêmes, que les hommes chercheront à se ressouvenir. Tu as trouvé le moyen, non point d’enrichir la mémoire, mais de conserver les souvenirs qu’elle a. Tu donnes à tes disciples la présomption qu’ils ont la science, non la science elle-même. Quand ils auront, en effet, beaucoup appris sans maître, ils s’imagineront devenus très savants, et ils ne seront pour la plupart que des ignorants de commerce incommode, des savants imaginaires au lieu de vrais savants. »
Remplacez l’écriture par le numérique et l’on verra combien cette discussion entre un dieu et un roi est d’actualité. Cette méfiance que Socrate reprend à son compte à l’égard du discours écrit est la même que certains peuvent éprouver à propos du numérique. Cette méfiance n’est pas l’apanage du seul corps enseignant, mais il est assez curieux de noter que l’école est devenue le royaume de l’écrit et donc d’une technique (car c’est une technique) pour laquelle les Anciens n’avaient que répulsion. Cela devrait au moins nous inciter à davantage d’indulgence pour ces nouveautés que des débats antiques nous conduisent à relativiser.
Pourtant la technique est entrée dans les établissements scolaires depuis belle lurette. De l’apparition du tableau noir à celle du TBI, du papier carbone au photocopieur en passant par la machine à polycopier à alcool, l’école a toujours accueilli de nouvelles techniques. Hier, le magnétophone, le magnétoscope, puis la télévision, aujourd’hui, l’ordinateur, puis la tablette. En un sens, l’enseignant a toujours été un technophile (mais il ne le sait pas toujours). C’est un paradoxe qu’il faut prendre en compte : même lorsqu’il est contre, un enseignant travaille forcément avec la technique. Parfois même, la loi l’y oblige comme c’est le cas avec le cahier de textes numérique que l’enseignant a l’obligation de remplir. Mais ce qu’on ne peut manquer de constater, c’est que la technique a envahi l’univers professoral. Si l’enseignant n’a pas un ordinateur ou un vidéoprojecteur, il a été une fois dans sa vie amené à utiliser un rétroprojecteur ou un photocopieur voire son propre ordinateur dans son propre domicile. L’école est pleine d’objets manufacturés et donc techniques, à commencer par le matériel scolaire.
### Ce qu’en pense la Silicon Valley
Les contempteurs du numérique à l’école ont cru pouvoir trouver chez les dirigeants de la Silicon Valley mettant leurs enfants dans des écoles traditionnelles un nouvel argument en faveur de leur thèse. En 2014, un article du NewYork Times révélait que, chez Steve Jobs, il n’y avait aucune des machines produites par Apple. Le journaliste demandant si les enfants de Jobs aimaient l’iPad, Jobs répondait qu’ils ne l’avaient pas utilisé et ajoutait : « Nous limitons l’utilisation de la technologie par les enfants à la maison ». Le CEO d’Apple tenait ces propos en 2010 et il faut bien reconnaître qu’à cette époque, mes enfants non plus n’avaient jamais utilisé d’iPad… Et Jobs disait « nous limitons », pas » nous interdisons »...
Le journaliste Nick Bilton voulut en savoir davantage et alla se renseigner auprès d’autres dirigeants de la Silicon Valley. Ainsi, l’ancien rédacteur en chef du magazine Wired et directeur de 3D Robotics affirmait connaître les risques de la technologie et ne pas vouloir exposer ses enfants. Et l’homme d’évoquer la triade traditionnelle de la pornographie, du harcèlement et de l’addiction. Un autre article du NewYork Times citait ces propos d’un employé de Google : « Nous rendons la technologie aussi facile à utiliser que l’on peut » (l’expression « as brain-dead easy to use » est difficile à rendre). Et il ajoute : « Il n’y a pas de raison que les enfants n’y parviennent pas quand ils seront plus grands »…
En lisant ces lignes, je ne peux pas m’empêcher de penser encore à Socrate citant les propos de Thamos : « tel est capable de créer des arts mais […] tel autre est à même de juger de leur utilité ou de leur nocivité ». Il faut croire que du côté de la Californie, on ne déroge pas à la règle. Comment peut-on à ce point être aveugle et voir ses propres enfants comme des futurs consommateurs de Google « as brain-dead easy to use » ? Un de ces parents (mais nous étions en 2014) prônait même l’usage de Snapchat, car il lui semblait qu’un tel réseau social ne garderait pas indéfiniment des données qui survivraient des années durant et pourraient éventuellement vous embarrasser plus tard. Las ! On voit là qu’on peut commettre de graves erreurs de jugement y compris quand on est de la partie…
Heureusement, il n’est que de revenir au premier article pour s’apercevoir que tous les parents millionnaires de la high-tech ne sont pas si obtus et se contentent d’établir des règles qui ne me choquent aucunement. Par exemple, les écrans sont bannis de la chambre. Ou encore on distingue le temps passé à consommer de l’écran (regarder YouTube ou jouer à des jeux vidéo) et créer du contenu (faire du montage vidéo, apprendre à programmer). L’ancien CEO de Twitter reconnaissait même que l’interdiction à tout va serait contre-productive et se demandait quelle serait l’attitude de ses enfants plus tard découvrant la technologie. C’est le moins que l’on puisse se demander quand on se pose la question de l’éducation de ses enfants et qu'on ne souhaite pas les maintenir dans un monde qui n’existe pas.
À ce propos, les écoles Waldorf dans lesquelles certains de ces dirigeants mettent leurs enfants ne sauraient être tenues pour des modèles par ceux qui en France déclarent que le numérique est nocif, à moins qu’ils admettent que labourer un champ ou tricoter des chaussettes constitue une nécessité scolaire à 19 000 euros l’année. Et l’attirance pour le style rétro d’une vie simple avec des étagères en bois, un tableau noir et des craies, des stylos (notez que tout cela n’est pas bien loin de ce qui caractérise la plupart de nos écoles) n’est que l’effet d’une nostalgie d’un monde qui a la douceur d’antan. Un antan bien présent. Peut-être veut-on ce qui nous échappe, l’opposé, le contraire…
### Un gadget
L’idée que le numérique ne serait qu’un simple gadget est également très prégnante. Probablement cette croyance s’origine-t-elle dans les pratiques de ceux qui la considèrent comme telle, c’est-à-dire comme un gadget. Et, de fait, nombreux sont les usages qui en relèvent. Beaucoup de gens ont une utilisation somme toute assez superficielle de leur machine et pensent, à tort, qu’il ne saurait en aller autrement. Cependant, Binbin Zheng et ses collègues de l'université du Michigan ont passé en revue une centaine d'études produites depuis 2001 et, bien que seulement une dizaine d'entre elles seulement ait la rigueur scientifique requise, l'universitaire affirme : « I believe this technology, if implemented correctly, is worth the cost and effort because it lifts student achievement, enhances engagement and enthusiasm among students, improves teacher-student relationships and promotes 21st century skills such as technological proficiency and problem solving ».
Le conseil départemental des Landes attribue un ordinateur à tous les collégiens depuis 2001 et, selon un rapport de l'inspection générale, c'est une opération qui semble, même si tout n'est pas parfait, plutôt réussie : « L’opération « Un collégien, un ordinateur portable » est indéniablement une réussite. Installée dans la durée par le conseil général, elle donne aujourd’hui des résultats en termes de densité d’usages qui ne sont atteints dans aucun autre département en France. La mission d’inspection générale a certes constaté des niveaux d’usage très variés d’un collège à l’autre, mais, globalement, l’image qui ressort est très positive. Les ordinateurs portables des élèves sont non seulement utilisés en classe, mais ils servent aussi pour le travail à la maison, les professeurs n’hésitant à prescrire des tâches sur cet outil. Toutes les disciplines sont concernées, mais à des degrés divers. La structuration de l’ordinateur avec une partie collège et une partie maison aide à comprendre que l’ordinateur ne sert pas qu’à jouer et qu’il a des fonctions polyvalentes. »
Il faut cependant reconnaître que bien souvent les enfants donnent raison à ces adultes qui voient d’un mauvais œil l’introduction du numérique. Nombre de ces enfants ne l’utilisent que pour jouer ou pour se prendre en photo sous toutes les facettes avec Snapchat.
Si vous êtes horrifié par l'utilisation qu'en font vos enfants, je vous propose de justifier l'utilisation qu'ils font de leur portable. Ils devront dans la semaine avoir rempli au moins une de ces tâches. Dans le cas contraire, et selon la gravité, vous pouvez au choix supprimer le téléphone ou couper le wifi (ou réguler son utilisation directement dans votre box). Les enfants devront donc avoir réalisé au moins un des dix points suivants :
- Avoir lu au moins deux articles (et avoir gardé des notes et la mémoire du contenu),
- Avoir regardé un tutoriel (ce peut être une recette de cuisine) et éventuellement être capable de reproduire ce dont il est question,
- Avoir noté plusieurs paroles de chansons (dans une langue étrangère) et noté quelques mots de vocabulaire,
- Avoir écouté un podcast (de France Inter ou France Culture, par exemple) et pouvoir en discuter,
- Avoir lu un livre (sur Gallica, iBooks, Kindle...) et pouvoir en parler évidemment et partager ses notes sur les réseaux sociaux,
- Avoir planifié un trajet (avec Keynote ou PowerPoint) en indiquant une brève histoire de la destination, les points à visiter en s'appuyant sur des cartes et des images (en en donnant les sources),
- Avoir posté et commenté plusieurs photos (originales/insolites/amusantes...) sur Instagram,
- Avoir inscrit dans un calendrier ou l'app Rappels les dates des rendez-vous et tâches à accomplir,
- Avoir produit une ou plusieurs vidéos (souvenirs de voyage, d'un week-end…),
- Avoir rédigé son journal (intime/extime) avec une app comme One Day (un journal « extime » évite des informations trop personnelles ou intimes),
- Avoir suivi une leçon d'apprentissage du code avec une app dédiée.
Bref, de 1999 à aujourd’hui, on trouve de nombreuses raisons qui expliquent le désamour professoral pour le numérique. Mais où en est-on aujourd’hui ? Les choses ont déjà un peu changé. La volonté politique y est pour quelque chose. Encore qu’elle a quelque retard sur l’énergie de certains enseignants. Voyons ce qu’il en est.
## Le numérique en 2016
17 ans après, l’omniprésence du numérique n’échappe à personne. Pardon pour la banalité du discours, mais on voit bien que le numérique est partout. En 2016, quand un bébé naît, il se vend environ deux iPhone. Le numérique assiste notre venue au monde par le truchement d’un moniteur fœtal. Il nous guide via la puce GPS de notre téléphone. Par l’ESP, il assure notre protection lorsqu’il ajuste la trajectoire de notre véhicule ou il déclenche nos airbags. Tout est (ou devient) numérique : nos paiements, notre éclairage, notre cuisine et même nos villes. Ces dernières brassent des millions de données estimant la qualité de l’air, l’état du trafic ou prévenant les inondations. Même les pigeons peuvent être mis à contribution pour analyser la qualité de l’air et donner l’information aux citadins sur Twitter. Les imprimantes 3D ont permis des choses complètement ahurissantes. On a vu des prothèses conçues en 3D redonnant une main à un enfant de moins de 10 ans. On peut même imprimer des maisons ou de la peau en 3D.
Et l’on pourrait multiplier à l’envi les exemples.
Le vocabulaire témoigne également de cette omniprésence. On l’a dit, on trouve le mot « numérique » dans la loi pour la refondation de l’École. Il fut autrefois signe inquiétant de fracture. Il est aujourd’hui l’objet de réflexions très avancées de la part d’intellectuels comme Michel Serres ou Bernard Stiegler. On réclamait même qu’il soit, après l’autisme ou l’illettrisme, déclaré Grande cause nationale. Ce « numérique » n’est donc pas qu’un mot. C’est une réalité très concrète. Mais, à y bien réfléchir, on ne sait pas trop ce qu’est le « numérique » précisément. On le sait partout. On peut comprendre ce qu’est une ampoule connectée ou un paiement électronique, mais on a un peu plus de mal à expliquer ce qu’on entend par « le numérique à l’école ».
Je vous ferai grâce d’une définition puisée dans le dictionnaire. Cependant, revenons à l’année 1985, l’année du Plan Informatique pour tous. L’informatique, tout le monde sait ce que c’est : des machines, des 0 et des 1, des langages, des logiciels, le traitement de l’information, etc.
Le numérique, c’est plus compliqué. Bien sûr, dans la définition que je ne vous ai pas donnée, on trouverait aussi les 0 et les 1, mais est-ce tout ? De 1985 à 2013 (date de la loi de la refondation de l’école), on aurait juste assisté à une substitution lexicale ? Non bien sûr. En fait, j’ose croire que le passage de l’informatique au numérique a un sens, selon la double acception du terme : une direction et une signification. En effet, depuis 1985, on a envie de croire que les choses ont changé et que l’on sait où l’on va, que l’on ne répétera pas les mêmes erreurs. On admet qu’il ne suffit pas d’équiper en ordinateurs des établissements, que sans formation des professeurs, le seul équipement informatique ne changera pas l’enseignement. Il ne saurait uniquement s’agir d’enseigner le Basic, le Logo ou quelque langage de programmation que ce soit. Aussi avons-nous délaissé le mot « informatique » au profit de « numérique », chargé à lui seul de toutes les promesses d’une école plus appropriée aux défis actuels, plus juste, plus efficace. Mais de quelle façon l’injonction du passage au numérique remplira-t-elle cet objectif ? Cela n’a rien d’évident. Voyons ce que c’est que le numérique en 2016.
Emmanuel Davidenkoff commence son livre ainsi : « Un tsunami s’apprête à déferler sur nos écoles, nos universités, nos grandes écoles ». Je ne voudrais pas faire un mauvais procès à l’auteur de cet excellent livre, mais enfin il faut avouer que sous nos contrées le tsunami numérique avance à la vitesse d’un modem 56 k. La plupart des salles n’ont pas grand-chose de numérique. Heureusement, nous sommes à un tournant et le président François Hollande a annoncé que tous les collégiens de 5e seraient équipés d’une tablette… en 2016. On sait donc désormais que ça ne sera pas le cas. En fait, seulement 25% des collèges seront équipés. Il faudra encore beaucoup d’acharnement de la part des collectivités locales ou des enseignants, férus de numérique et qui développent des trésors d’inventivité pour faire entrer le numérique dans leur pratique. Ils donnent également beaucoup de leur personne. Ils donnent aussi beaucoup de leur porte-monnaie.
Si l’on procède à un état des lieux des pratiques et si l’on excepte ces quelques enseignants qui littéralement luttent parfois contre leur hiérarchie ou certains parents et qui sont des exceptions, on verra qu’on est toujours… en 1350. Un bureau, des rangées de tables, des chaises. Parfois on a massé des élèves (et on est quand même sommé de faire entrer le numérique), parfois on trouve un peu de numérique. Voyons donc à présent quelles sont les pratiques les plus fréquentes, celles-là mêmes qui sont entrées dans les habitudes.
Le numérique en classe est surtout à chercher du côté des professeurs qui l'utilisent depuis belle lurette. Ceux-ci produisent leurs cours avec, parfois les projettent en classe. Ils ont souvent pris le soin de télécharger telle vidéo sur YouTube afin de n'être pas dépendants des lenteurs d'un réseau faiblard et sursollicité. Mais c'est à peu près tout. L'ordinateur de l'enseignant à la maison ou branché en classe sur le vidéoprojecteur, mais rien pour les élèves (du moins si l'on excepte les académies pionnières ou les collèges connectés qui, on l’a vu, sont loin de représenter la totalité des établissements du territoire). Cet ordinateur professoral sert aussi à faire l'appel, rentrer les notes ou remplir le cahier des textes, mais on voit là qu'on n'est pas particulièrement dans l'innovation. Et encore celle-ci n'est-elle pas forcément rendue possible par les politiques d'équipement des établissements.
J’allais écrire que la plupart des salles étaient aujourd’hui équipées d’un vidéoprojecteur et j’ai demandé sur Twitter ce qu’il en était. Ce n’est malheureusement pas le cas dans le primaire. Et il y a, dans le secondaire, de fortes disparités. En 2015, on compte en moyenne 31 vidéoprojecteurs et 11 tableaux interactifs pour 1 000 collégiens. L'utilisation de vidéoprojecteurs interactifs dans le primaire s'élève à 6,5 pour 1000 écoliers et à 14,3 pour les écoles ayant bénéficié du plan ENR (Ecole Numérique Rurale). Et l’on voit avec ce document que l’équipement informatique a doublé en 10 ans. Cela laisse rêveur. Pour rappel, Ray Tomlinson, le papa de l’email, est mort le 6 mars 2016. Son invention, le SNDMSG, qui permettait d'envoyer un message sur le réseau Arpanet date de… 1971 (et le « Readmail », qui permettait de récupérer et de lire ces messages). Autre exemple : la première utilisation du terme « PDA » (« Personal Digital Assistant »), cet ancêtre de la tablette, remonte à 1992. Combien l’adoption de technologies si peu récentes est lente !
Mais revenons à nos vidéoprojecteurs.
Il est parfois difficile de remplacer un appareil défectueux et le remplacement d’une lampe peut prendre des mois en fonction du budget. Quoi qu’il en soit, l’introduction d’un tel appareil s’est faite lentement mais sûrement. Elle s’est faite d’autant plus facilement que la chose venait succéder au rétroprojecteur. Il y avait donc une filiation et l’usage du vidéoprojecteur n’avait rien d’intrusif, de « disruptif » comme se plaisent à le dire des utilisateurs anglophiles.
Parfois certaines salles sont équipées de TBI (Tableaux Blancs Interactifs) qui peuvent avoir quelques usages intéressants mais n’offrent rien de transcendants. Pour ma part, je m’en sers quand je morcelle les activités en classe. Ainsi certains élèves finissent leurs rédactions car ils ont eu besoin d’un peu plus de temps, quelques-uns enregistrent leur audiobook et d’autres, enfin, font des exercices interactifs au tableau. C’est pratique, mais ce n’est pas la révolution numérique. Faire des exercices à trous au tableau ne justifie pas qu’on investisse dans un tableau de 1000 à 1500 €.
Ces tableaux ont connu un fort succès il y a quelques années en apportant un peu d’interaction, mais à l’usage on s’est vite rendu compte que l’engouement pour une telle technologie avait une limite pédagogique. En effet, l’intégration des nouvelles technologies s’apparentait à une reproduction de pédagogies anciennes. En d’autres termes, le numérique n’apportait rien ou pas grand-chose. On remplaçait là la feuille et le stylo par le traitement de texte, ici le livre papier par un ebook.
Il n’est pas rare de constater que l’équipement numérique ne remplace rien du tout. Je me souviens d’un médecin qui me parlait de ses enfants, lesquels venaient d’obtenir du Conseil général un ordinateur. On était au tout début du plan d’équipement initié par le conseil des Landes. C’était donc en 2001. Les ordinateurs étaient lourds. Or les enfants de ce médecin étaient sommés d’apporter leur ordinateur et… les manuels scolaires… et les cahiers.
On est là dans une étape de coexistence de l’ancien et du nouveau. Il y a pourtant une réflexion à mener : comment la technologie va-t-elle modifier l’enseignement ?
Le modèle SAMR a été créé par Ruben Puentedura, un chercheur américain. L’acronyme SAMR signifie Substitution, Augmentation, Modification et Redéfinition. Chaque mot définit un grade dans l’échelle d’adoption du numérique. La première est donc la substitution : la technologie remplace les outils sans apporter d’amélioration. C’est donc le plus bas niveau d’intégration. L’enseignant peut alors se demander quel est l’intérêt du numérique. Écrire pour écrire, à quoi bon utiliser un clavier à la place d’un stylo ? La deuxième étape est l’augmentation. La technologie remplace les outils habituels mais en apportant cette fois une amélioration. Le traitement de texte précédemment cité peut permettre un éventuel recours au correcteur orthographique. La troisième étape du schéma est la modification. Cette fois, la technologie permet une redéfinition significative des tâches. Par exemple, un texte mis en ligne peut être enrichi des commentaires d’éventuels visiteurs. Le traitement du texte peut d’ailleurs être réalisé sur une application en ligne et le travail devient collaboratif. On recourt alors à l’intelligence collective pour mettre à bien des projets complexes, riches et qui nécessitent diverses interventions. Enfin, la redéfinition est la dernière étape. La technologie permet de réaliser de nouvelles tâches auparavant inconcevables. Par exemple, le texte conçu précédemment peut être le prélude à la réalisation sinon d’un documentaire vidéo, du moins peut-il être enrichi de vidéos, de sons, d’images. Les journaux télévisés ou les webradios sont un bon exemple de ce que le numérique permet aujourd’hui de faire et que l’on ne pouvait réaliser auparavant. On pouvait certes organiser de petits sketchs autour d’une table où chaque élève pouvait jouer au journaliste mais le travail ne recevrait aucun écho de l’extérieur. Aucun parent ne pouvait voir ce qu’avaient fait les élèves, aucun journaliste ne pouvait intervenir durant le débat à l’impromptu, créant la surprise, et faisant bénéficier la classe de conseils inattendus. Aucun visiteur du bout du monde ne pouvait ainsi révéler à la classe ébahie l’intérêt que l’on peut prendre à un travail scolaire dont le seul professeur était en principe le destinataire. Aucun élève ne pouvait ressentir ce petit frisson si nécessaire de la publication. Produire et avoir une audience, voilà à coup sûr, un intérêt supplémentaire de bien faire.
Si l’apport du numérique est faible ou si le numérique est une simple reproduction de ce qu’on pouvait faire sans, alors il mérite qu’on le considère comme un vulgaire gadget. Or on ne peut nier la propension que l’on a à reproduire avec du nouveau ce que l’on faisait auparavant. C’est absolument normal. On a tous vu au moins une fois cette caricature représentant deux femmes de ménage, l’une époussetant les tapis avec une tapette et l’autre… avec son aspirateur. Cette dernière ne comprenant pas bien quel peut être l’apport de la modernité, l’objet étant si lourd, si peu pratique et si peu efficace ! Ce dessin nous montre cette propension que nous avons à reproduire des habitudes avec de nouveaux « outils ».
Pourvu qu’on ne prenne pas les enseignants à rebrousse-poil en leur disant qu’il faut absolument qu’ils changent leurs pratiques abusivement qualifiées de dépassées et de rétrogrades, on pourra avantageusement leur présenter le modèle SAMR et leur faire miroiter tout l’intérêt de la Redéfinition. On pourra se demander : qu’est-ce que le numérique apporte de si indispensable ? À cette question, de nombreux enseignants ont répondu en développant des ressources nombreuses, variées et ils les diffusent allègrement sur les réseaux sociaux mais ces enseignants hyper connectés ne sont pas la majorité du corps et avant de voir ce qu'ils font, demandons-nous à nouveau ce que le numérique a de si nécessaire qu'il faille l'intégrer en classe.
## Les centaures
Le début du livre de Clive Thompson, _Smarter than you think_, nous raconte une histoire extraordinaire. Celle-ci commence avec le champion d’échecs Garry Kasparov et sa défaite contre Deep Blue, un ordinateur conçu par IBM, en 1996. Cette défaite consacrait-elle le succès de l’intelligence artificielle ? Fallait-il abdiquer toute prétention à jouer à un jeu auquel les machines excellaient ? Des machines capables de calculer 200 millions de coups par seconde ? Garry Kasparov eut une idée. Il se dit que plutôt de lutter contre la machine, il fallait jouer avec la machine. L’homme et l’ordinateur devaient collaborer. L’un et l’autre bénéficieraient de leurs qualités respectives. L’ordinateur apporterait sa puissance de calcul et donc sa capacité à traiter en un instant des millions de possibilités, ses bases de données contenant l’historique et le détail de milliers de parties, tandis que l’homme apporterait sa créativité, sa capacité à percer l’adversaire et à le déstabiliser en jouant un coup inattendu par son intuition et sa perspicacité. C’est ce qu’on a baptisé Advanced Chess, une technique de jeu qui permettrait d’éviter de perdre à cause d’une erreur de calcul. Ainsi allaient s’affronter deux équipes : un homme et un ordinateur contre un autre homme équipé lui aussi d’un ordinateur. À ce jeu, Kasparov affronta un autre grand joueur, Veselin Topalov. Ce dernier était moins fort que son adversaire, mais il gagna, ayant mieux exploité les ressources offertes par l’ordinateur.
Cette technique de jeu assisté par ordinateur a donné naissance au Freestyle Chess, une variante de l’Advanced Chess. Le joueur, appelé Centaure, peut être assisté d’autres joueurs ainsi que de divers programmes d’échecs. Le centaure est ici un être hybride qui parie sur l’intégration de l’homme et de la machine. La véritable force du centaure est d’être capable de combiner les capacités stratégiques purement humaines à la puissance de calcul de l’ordinateur (la « brute force »). En 2005, un fait intéressant durant ces parties de Freestyle est à prendre en considération : des amateurs ont été confrontés à des professionnels, et ces amateurs ont réussi à battre des joueurs professionnels parce qu’ils étaient plus prompts à collaborer, à travailler ensemble par équipe tout en s’aidant d’ordinateurs. Ils collaboraient avec les machines, sachant quand se fier à leurs conseils et quand privilégier des combinaisons jugées peu fiables par la machine mais susceptibles de décontenancer l’adversaire. Mieux encore, ce sont des amateurs qui ont battu Hydra, un ordinateur beaucoup plus puissant que Deep Blue (un cluster de plusieurs machines disposant de 16 processeurs Intel Xeon cadencé à 3,06 GHz et possédant 32 Go de mémoire vive).
Clive Thompson en arrive à cette question : qui est le plus intelligent ? L’être humain ? La machine ? En fait, il ne sert à rien de les opposer. Ils travaillent ensemble.
Cette idée du mariage entre l'intelligence humaine et l’intelligence artificielle, on la retrouve développée par Emmanuel Davidenkoff. Selon le journaliste, l'intelligence artificielle va changer la façon d'exercer de nombreux métiers auxquels on accède aujourd'hui avec un bac + 5 voire davantage. Dans certains métiers, 80% de ce que font des hommes peut être réalisé par une machine pour un coût moindre. Dans ces 80 %, il y a le par cœur, l'empilement de connaissances, l’automatisation, toutes sortes de compétences pour lesquelles l'ordinateur bat l'homme à plate couture. Les 20% restant vont prendre une nouvelle importance. Ce sont les qualités humaines que la machine est incapable de dupliquer comme l’empathie ou la capacité à prendre un risque. Dans le contexte des langues vivantes, l’individu peut se prévaloir de la compréhension d'une culture, d'une nuance qui échappera à la machine.
Par quelque bout que l’on prenne les choses, l’être humain et la machine doivent collaborer. Il faut se faire à l'idée qu'une intelligence artificielle puisse devenir l'une de vos collègues, comme dans ce cabinet d'avocats. Cela semble désormais un processus inévitable que ce remplacement de certains métiers par la machine. Qui se souvient qu'il y a encore quelques années, il fallait une main d'œuvre nombreuse pour faucher le blé à la main (ou du moins à l'aide une faux) ? Qu'un individu venait à vous, vous demandait ce que vous vouliez et vous servait l'essence dans le réservoir de votre voiture ? Qu'une opératrice, au téléphone (les « demoiselles du téléphone »), vous mettait en communication avec la personne demandée à une époque où le réseau téléphonique n'était pas automatisé ? Combien de temps y aura-t-il encore des gens à une caisse dans un supermarché pour scanner vos articles ? Jusqu'à quel point les voitures autonomes remplaceront-elles les conducteurs de taxis ou de VTC ? Allez-vous à la banque pour retirer de l'argent ou privilégiez-vous la caisse automatique ? Qui se souvient de ce qu'est un portefaix ? Cette liste peut même avoir quelque chose d'assez angoissant si l'on se contente de regarder notre activité décroître.
Et cela ne risque pas de s'arranger. Selon une récente recherche, 45% des activités pour lesquelles les gens sont payés pourrait être réalisé par des machines, y compris des métiers qui requièrent des qualifications importantes. Le premier robot pharmacien devrait arriver vers 2021. Cela signifie quand même qu'une part non négligeable de l'activité pour laquelle nous sommes rémunérés pourrait être débarrassée de tâches ingrates et qui seront probablement mieux réalisées par un robot. Remarquez que cela ne signifie pas que certains lieux seront entièrement robotisés. La présence humaine, pour des raisons assez évidentes, est encore nécessaire. On préférera toujours au réveil d'une lourde opération avoir affaire à un être humain qu'à une machine. D'ailleurs, en matière de santé, le métier d'infirmière nécessiterait une expertise et un contact direct avec le patient qu'aucune machine ne saurait remplacer. Seuls 30% de l'activité d'une infirmière pourrait être automatisé. Pour un dentiste, cette proportion tombe à 13%. Cependant, une partie de notre travail ou de notre environnement sera automatisé. Par exemple, pour rester dans le domaine de la santé, administrer un anesthésiant ou lire une radio ou une image provenant d'un scanner peuvent être automatisés (op. cit.).
Peut-être que les enseignants (lesquels n'ont rien à craindre de cette « invasion » des machines), en privilégiant certaines activités dont il sera question plus loin dans ce livre, recourent déjà aux machines pour réaliser un certain type de travail. Pour ma part, je pense aux dictées que l'ordinateur répète à l'envi selon un rythme choisi par l'élève et pour lesquelles l'ordinateur est susceptible de faire quelques suggestions de corrections orthographiques avant que je ne vienne regarder ce qu'a fait l'élève, le conseiller, le rassurer ou l'aider.
Mais il ne s'agit pas seulement de laisser faire la machine ou d'automatiser autant de tâches que faire se peut. Il s'agit d'apprendre à travailler avec la machine. J’ai toujours regretté que des élèves aient des téléphones dont la puissance est reléguée au fond de la poche. Et surtout, on voit encore une fois que loin d’isoler l’individu dans des pratiques asociales de geeks renfermés, travailler avec un ordinateur suppose la collaboration avec ces ordinateurs mais aussi, comme dans le Freestyle Chess, avec d’autres utilisateurs. Le travail collaboratif est d’ailleurs l’illustration même de ce qu’est aujourd’hui internet, de Wikipédia aux réseaux sociaux. Je suis même de plus en plus convaincu que toute activité scolaire doit impliquer cette dimension sociale qui enrichit considérablement (et pour des raisons que nous développerons ultérieurement) les activités réalisées en classe. Le numérique, en étant social, favorise la collaboration et accroît les exigences que les enseignants sont en mesure d'attendre de leurs élèves.
Mais, pour en revenir à notre propos, cette idée de collaboration est extrêmement importante. On la retrouve tout récemment dans les propos tenus par Demis Hassabis, le fondateur du logiciel d'AlphaGo tournant sur DeepMind, l'ordinateur qui a battu Lee Sedol, le champion du monde du jeu de Go, jeu qui était réputé pour être le dernier bastion de l'intelligence humaine.
AlphaGo ne s'est pas simplement livré à des calculs en force brute afin de déterminer des milliers de coups d’avance, comme ce fut le cas avec Deep Blue d’IBM face à Kasparov, mais a pris la place d’un joueur. AlphaGo ne répète pas des combinaisons, il apprend. Les commentateurs — et Sedol lui-même — ont été surpris par l’attitude de l’intelligence artificielle qui a fait preuve d’ingéniosité et d’originalité. Mais ce qui est étonnant, c'est que Sedol ait été capable de rivaliser contre un ordinateur capable de calculer des dizaines de milliers de positions par seconde et même repousser AlphaGo dans ses retranchements.
Certes, sur les cinq manches que comptait le tournoi, AlphaGo en a remporté 4. Le champion a tenu 5 heures lors de la troisième manche et tenu en échec la machine. Ce qui signifie que le joueur a observé le comportement de la machine et a été capable de s'adapter autant que faire se pouvait.
Et si l'on se demande à quoi cette intelligence artificielle peut bien servir sinon déprimer des champions du monde, le fondateur d'AlphaGo nous donne la réponse :
« What I’m really excited to use this kind of AI for is science, and advancing that faster. I’d like to see AI-assisted science where you have effectively AI research assistants that do a lot of the drudgery work and surface interesting articles, find structure in vast amounts of data, and then surface that to the human experts and scientists who can make quicker breakthroughs. I was giving a talk at CERN a few months ago ; obviously they create more data than pretty much anyone on the planet, and for all we know there could be new particles sitting on their massive hard drives somewhere and no-one’s got around to analyzing that because there’s just so much data. So I think it’d be cool if one day an AI was involved in finding a new particle. »
Ainsi, à l'heure du big data, l'intelligence artificielle va aider l'homme à trier et analyser des quantités indicibles de données. Nous créons environ 2,5 trillions d’octets de données tous les jours et il est impensable que la seule activité humaine puisse procéder à un stockage, un tri, une analyse de ces données. En devenant numérique, notre activité est enregistrée et analysée en permanence : emails, likes sur les réseaux sociaux, clics divers sur internet, activité de lecture, déplacements, podomètre, sommeil, consommation... Tout est mesuré et calculé. Comme l'indique Dominique Cardon, on pourrait maudire la machine si l'on ne se rappelait que « les technologies trament notre monde depuis si longtemps qu’il est erroné de séparer les humains de leur environnement sociotechnique ». Et il ajoute un peu plus loin, évoquant l'influence des calculateurs et des algorithmes sur notre comportement : « Plutôt que de dramatiser le conflit entre les humains et les machines, il est plus judicieux de les considérer comme un couple qui ne cesse de rétroagir et de s'influencer mutuellement ».
Selon Dominique Cardon toujours, l'individu peut briser le déterminisme mathématique qui cherche à orienter nos comportements par le biais des algorithmes. Il peut mettre à mal l'assujettissement de l'internaute vers telle information, telle vidéo ou tel parcours, encore qu'il lui faille comprendre à quoi rêvent les algorithmes. Mais c'est un autre sujet.
Il s'agit donc de collaboration et pas uniquement d'affrontement entre l'homme et la machine. Tous deux doivent collaborer. Et je crois qu'il est vraiment important que les élèves apprennent à travailler avec des machines et à retrouver et trier et utiliser des masses de données.
Ce qui s’est passé avec les Panama Papers est un exemple supplémentaire du travail collaboratif qui sera de façon irréfragable le lot de nos élèves devenus adultes. Les Panama Papers sont la fuite de données la plus importante de l’histoire du journalisme qui représente 11,5 millions de documents, soit 2,6 téraoctets (2600 Go) de données secrètes découvertes, c’est-à-dire 1500 fois Wikileaks. Comment traite-t-on autant de données ? Assurément pas seul. 376 journalistes ont travaillé ensemble sous la houlette du ICIJ (Consortium international des journalistes d’investigation). Mais des centaines de journalistes ne suffisent pas. Il leur faut des ordinateurs et notamment un moteur de recherche conçu spécifiquement pour explorer les bases de données des journalistes. Encore fallait-il savoir s’en servir et être capable de procéder à des recherches avancées. Il fallait aussi savoir utiliser un OCR afin de parcourir des documents non encore numérisés. Ce ne sont que quelques exemples des outils nécessaires à la réalisation du travail journalistique. Ce n’est évidemment pas tout et l’on voit que les journalistes ont dû apprendre à travailler avec la machine pour trier ce « big data » mais aussi avec leurs confrères, communiquer avec près de 400 d’entre eux sur un forum sécurisé.
Mais il y a une autre raison pour laquelle j’aime l’image du centaure. C’est qu’elle nous renvoie à l’animal. Manifestement, ces créatures n’ont pas bonne presse et c’est le cas de toutes ces créatures hybrides que sont les faunes ou les satyres ou encore le Sphinx. Songez également au minotaure. Cela dit, et parmi les centaures mêmes, il y a des exceptions notables comme Chiron, précisément réputé pour sa sagesse et l’étendue de ses connaissances. Mais le centaure Chiron, c’est aussi… un enseignant ou disons un précepteur, celui d’Achille par exemple, à qui il a dispensé une éducation intellectuelle et physique. C’est notamment la vivacité physique qui me séduit dans cette métaphore du centaure, et donc du caractère hybride de l’individu et du numérique.
En effet, on a pu penser que le numérique nous transformerait en individus avachis sur un fauteuil de bureau ou sur le canapé, mais précisément, c’est le contraire qui se passe. Votre smartphone ou votre montre vous rappelle qu’il est temps de vous lever, de vous bouger, de faire vos 10000 pas par jour ou de faire votre jogging.
On me demandait il y a quelque temps si le fait d’aller courir dans la forêt ne serait pas l’occasion idéale de se déconnecter. Je trouvais la question plutôt pertinente, mais je me disais alors que mon smartphone m’est d’une utilité à laquelle je ne saurais me soustraire. Passons le fait qu’il enregistre des données qu’il m’est intéressant de consulter ne serait-ce que pour me fixer des objectifs à dépasser. Surtout, la machine m’invite à faire mieux (pas dans un futur hypothétique, mais dès maintenant, au moment où je cours). La musique (parfois choisie en fonction de mes goûts, parfois choisie par un algorithme en fonction de mon rythme) est une invitation à poursuivre, elle est en elle-même un entraînement. Mais ce que je préfère par-dessus tout, c’est l’écoute de podcasts — ces émissions de radio (le plus souvent) que j’ai sauvegardées sur mon téléphone — et qui pendant que je fatigue le corps, s’adressent à l’esprit. C’est d’ailleurs un excellent moyen de se concentrer sur ce qui se dit (surtout si l’on écoute France Culture) et d’oublier momentanément la fatigue. Évidemment, tout le monde comprendra que l’on renouvelle la formule « anima sana in corpore sana ». Je reprends la citation en ces termes (et non « mens sana… ») eu égard à mes chaussures (ASICS = anima sana in corpore sana).
Il m’arrive souvent, en courant, de convoquer Siri et de lui demander de prendre en note les pensées qui me viennent à l’esprit. L’activité sportive si elle est l’occasion de se reposer l’esprit est aussi régénératrice, roborative et au moment où vous voudriez évacuer tout le reste, c’est à ce moment précis que ce reste a la drôle d'idée de surgir. N’avez-vous jamais pesté contre cette réflexion brillante qui vous venait au moment le plus inattendu et que vous auriez voulu à tout prix inscrire, mais que pour une raison ou une autre vous ne pouviez pas ? Maintenant, vous pouvez tout noter, tout le temps, partout.
Le jeu peut aussi être le moyen d’améliorer ses performances. Par exemple, l’application Zombies Run vous plonge dans une aventure que les spectateurs de The Walking Dead connaissent. Le monde est infesté de zombies et il faut les fuir. Ainsi l’application vous accompagne dans vos déplacements comme n’importe quelle application de footing, mais elle vous incite à courir plus vite pour échapper aux morts vivants. Et plus vous courez, plus vous récoltez des objets qui vous permettront d’améliorer votre camp de survivants. Utilisée en EPS, une telle application connaîtrait un certain succès, à n’en pas douter.
Pokémon Go, véritable phénomène de société, met un dernier coup à l'idée que le jeu vidéo serait l'apanage des gens assis. En mêlant géolocalisation et réalité augmentée, l'application vous invite à sortir de chez vous (ou même à courir) et, tout en parcourant des kilomètres, à attraper des Pokémons. Cela est bénéfique pour la santé, comme le souligne cet article qui met en évidence les bénéfices de la marche. À en croire le Huffington Post, le jeu inciterait un enfant autiste à sortir de chez lui et à se sociabiliser. Enfin, bien sûr, c'est l'ensemble des joueurs qui sont amenés à discuter les uns avec les autres pour découvrir des astuces soit par le biais de forums créés pour l'occasion, soit IRL (c'est-à-dire In Real Life).
Ces jeux soulignent combien il ne sert à rien d'opposer le virtuel (jeux, réseaux...) et le réel (les lieux, les individus...), mais qu'au contraire l'un s'articule à l'autre. Il y a une dialectique entre virtuel et réel dont il est bien difficile de dire où elle nous mènera.
Ce centaure, il faut donc le laisser courir. Il faut débrider son imagination et ne pas obligatoirement vouloir la faire rentrer à toute force dans le cadre parfois étroit du programme scolaire. Michel de Montaigne a depuis fort longtemps exposé la méthode. S’adressant à une future mère, Diane de Foix, la comtesse de Gourson, Montaigne rédige un ensemble de propositions visant essentiellement la formation d’un jeune aristocrate. L’extrait qui suit explique quel maître devrait recevoir cet enfant, et selon quelle méthode il devrait être éduqué :
« [...] je voudrais aussi qu’on fût soigneux de lui choisir un conducteur qui eût plutôt la tête bien faite que bien pleine, et qu’on y requît tous les deux, mais plus les mœurs et l’entendement que la science ; et qu’il se conduisît en sa charge d’une nouvelle manière.
On ne cesse de criailler à nos oreilles, comme qui verserait dans un entonnoir, et notre charge ce n'est que redire ce qu'on nous a dit. Je voudrais qu'il corrigeât cette partie, et que, de belle arrivée, selon la portée de l'âme qu'il a en main, il commençât à la mettre sur la montre, lui faisant goûter les choses, les choisir et discerner d’elle-même ; quelquefois lui ouvrant chemin, quelquefois le lui laissant ouvrir. Je ne veux pas qu'il invente et parle seul, je veux qu'il écoute son disciple parler à son tour. Socrate et, depuis, Arcésilas faisaient premièrement parler leurs disciples, et puis ils parlaient à eux. Obest plerumque iis qui discere volunt auctoritas eorum qui docent.
Il est bon qu'il le fasse trotter devant lui pour juger de son train et juger jusqu'à quel point il se doit ravaler pour s’accommoder à sa force. À faute de cette proportion nous gâtons tout ; et de la savoir choisir, et s’y conduire bien mesurément, c'est l'une des plus ardues besognes que je sache ; et est l'effet d'une haute âme et bien forte, savoir condescendre à ses allures puériles et les guider. Je marche plus sûr et plus ferme à mont qu'à val. Ceux qui, comme porte notre usage, entreprennent d'une même leçon et pareille mesure de conduite régenter plusieurs esprits de si diverses mesures et formes, ce n'est pas merveille si, en tout un peuple d'enfants, ils en rencontrent à peine deux ou trois qui rapportent quelque juste fruit de leur discipline. »
Que l’on mette enfin ces enfants chevalins, ces centaures « sur la montre ». Qu’on les « fasse trotter », qu'ils galopent même ! Qu'on leur lâche la bride ! Or le numérique permet précisément cela : éviter que l’autorité de ceux qui enseignent nuise à ceux qui veulent apprendre (la machine tolère vos erreurs, ne vous condamne pas, répète inlassablement, ne vous toise pas) ; différencier la pédagogie afin qu’on n’entreprenne plus de régenter d’une seule manière des esprits si divers.
Cela dit, il est intéressant de remarquer que la technique influe sur notre façon d’appréhender le monde, appréhension qui se manifeste dans notre langage. Ken Robinson, dans L’Élément, fait observer que les métaphores que nous utilisons révèlent cette prégnance de la technologie :
« Combien de fois par jour entendons-nous les gens comparer leur cerveau à un disque dur, dire qu’ils ont perdu les pédales ou pété les plombs, qu’ils manquent de ressort, qu’ils sont déconnectés de la réalité, qu’ils n’impriment pas, ou encore qu’ils ont été programmés pour se comporter de telle ou telle manière ? »
Or nous ne sommes pas des machines et c’est pourquoi je voudrais que mon centaure soit un individu qui s’épanouisse en des activités variées et nombreuses. Il faut le sortir, ce centaure. Il suffit d’observer un peu les élèves lors d’une sortie scolaire pour comprendre combien une telle activité est vivifiante et appréciée. Peut-être que cela l’est parce que les sorties sont rares. Mais on peut se demander pourquoi elles sont rares. Peut-être parce que les activités scolaires sont cantonnées dans la hiérarchie des matières et que sont privilégiées les langues, les mathématiques, etc., toutes sortes de domaines nécessaires à l’obtention d’un emploi sur le marché du travail. Et quand bien même ce ne serait pas le cas (lisez pour vous en persuader le beau livre de Ken Robinson), tout enseignant reconnaîtra que l’école privilégie l’intelligence analytique, logique, langagière, mais que le reste est délaissé ou relégué au second rang : l’intelligence spatiale, kinesthésique, interpersonnelle… Selon Ken Robinson, il existe de multiples formes d’intelligence. Il écrit : « Si l’intelligence verbale et l’intelligence mathématique étaient les seules à exister, la danse classique n’aurait jamais été inventée. Pas plus que la peinture abstraite, le hip-hop, le design, l’architecture ou les caisses en libre-service des supermarchés ». Il existe donc une diversité de l’intelligence et il revient à l’école de l’exploiter. En lisant L’Élément, je me demandais comment tant de génies devenus millionnaires avaient ainsi pu être purement et simplement ignorés de l’école. Comment ont-ils pu à ce point rater leur scolarité ? Comment un professeur de musique avait-il pu ne pas remarquer qu’il avait Paul McCartney et George Harrison dans sa classe ? Dans une de ses conférences, Robinson s’amuse en imaginant le bulletin scolaire du jeune Shakespeare : « Must try harder » ! Et son père de lui dire : « Go to bed. Now ! And put the pencil down. And stop speaking like that. It's confusing everybody ! » Mais la réponse est probablement toute simple. Ce génie qui allait s’épanouir dans l’œuvre musicale ou littéraire n’existait pas encore. L’enfant ou l’adolescent n’étaient alors probablement que des élèves parmi d’autres et rien ne les distinguait. Mais en ce cas, précisément, le rôle de l’école est de favoriser l’émergence du génie.
Combien de génies en tout genre ont souffert de l’école ? Il parait même qu’Einstein n’était pas doué pour apprendre des choses par cœur… Michel Tournier ne semble pas avoir connu un parcours fort paisible…
Le numérique est justement un moyen d’explorer le potentiel des élèves. Chaque projet réalisé avec des ordinateurs et des tablettes met au jour les capacités de collaboration et d’invention des élèves tout en supprimant la hiérarchie des matières. Le centaure, par exemple, travaille les arts et les sciences de concert. Il constitue un herbier en SVT lors d’une sortie en forêt et en compagnie du professeur de français et de sport, il herborise à la Rousseau et fait le calcul des calories brûlées à l’aide du podomètre intégré. Le numérique met donc en œuvre une démarche de projet, dans le croisement des disciplines, favorisant la créativité intellectuelle et artistique, ce qui correspond assez bien à la définition du programme de cette réforme si décriée qu’est celle du collège pour la rentrée 2016.
On peut conclure ce chapitre avec Milad Doueihi et affirmer que « le numérique consacre l'hybride comme aboutissement de notre culture ». Notre culture à la fois ancienne et moderne, classique et numérique ne renonce à aucune exigence intellectuelle. Le numérique fait sans cesse dialoguer le passé et le présent, le présent et l'absent, l'homme et la machine, le réel et le virtuel, etc. Dans ces conditions, voyons ce que notre jeune centaure aura à apprendre.
{"metaMigratedAt":"2023-06-15T18:12:26.268Z","metaMigratedFrom":"Content","title":"Un Centaure à l'école (première partie)","breaks":true,"contributors":"[{\"id\":\"db7b5e3f-a0d7-4c0b-af3c-6699fa0f1e8d\",\"add\":100018,\"del\":5340}]"}