--- title: Tournier - La marguerite et le papillon description: Vendredi ou la vis sauvage de Michel Tournier tags: 503 --- {%hackmd YtCcH9J_TgSr8Thp55Fkvw %} # Tournier - La marguerite et le papillon _**Vendredi ou la vie sauvage**_ (1971) de Michel Tournier (chapitre 26) ![tournier-marguerite-papillon-collage](https://i.imgur.com/ov3NqZc.jpg) <br> > _Robinson Crusoé est naufragé sur une île déserte. Après un moment de découragement où il se laisse aller à une vie dégradante, il décide de se reprendre et d’aménager l'île de façon à y mener une vie d'être civilisé. Il recueille d'abord Tenn, le chien du bord (qui a lui aussi échappé à la noyade) et, peu de temps après, un indien araucan à qui il donne le nom de Vendredi, et qu'il tente de civiliser. Mais ce dernier, par maladresse, provoque une explosion qui détruit l'œuvre de Robinson et entraîne la mort de Tenn. C'est au tour de Vendredi d’apprendre à Robinson « la vie sauvage ». Il lui montre en particulier une toute nouvelle utilisation du langage._ <br> Au cours des années qui avaient précédé l'explosion et la destruction de l'île civilisée, Robinson s'était efforcé d'apprendre l'anglais à Vendredi. Sa méthode était simple. Il lui montrait une marguerite et il lui disait : « Marguerite. Et Vendredi répétait : — Marguerite. » Et Robinson corrigeait sa prononciation défectueuse aussi souvent qu'il le fallait. Ensuite, il lui montrait un chevreau, un couteau, un perroquet, un rayon de soleil, un fromage, une loupe, une source, en prononçant lentement : « Chevreau, couteau, perroquet, soleil, fromage, loupe, source. » Et Vendredi répétait après lui, et répétait aussi longtemps que le mot ne se formait pas correctement dans sa bouche. Lorsque la catastrophe s'était produite, Vendredi savait depuis longtemps assez d'anglais pour comprendre les ordres que lui donnait Robinson et nommer tous les objets utiles qui les entouraient. Un jour cependant, Vendredi montra à Robinson une tache blanche qui palpitait dans l'herbe, et il lui dit : « Marguerite. — Oui, répondit Robinson, c'est une marguerite. Mais à peine avait-il prononcé ces mots que la marguerite battait des ailes et s'envolait. — Tu vois, dit-il aussitôt, nous nous sommes trompés. Ce n'était pas une marguerite, c'était un papillon. — **Un papillon blanc**, rétorqua Vendredi, **c'est une marguerite qui vole.** » Avant la catastrophe, quand il était le maître de l'île et de Vendredi, Robinson se serait fâché. Il aurait obligé Vendredi à reconnaître qu'une fleur est une fleur, et un papillon un papillon. Mais là, il se tut et réfléchit. Plus tard, Vendredi et lui se promenaient sur la plage. Le ciel était bleu, sans nuages, mais comme il était encore très matin, on voyait le disque blanc de la lune à l'ouest. Vendredi qui ramassait des coquillages montra à Robinson un petit galet qui faisait une tache blanche et ronde sur le sable pur et propre. Alors, il leva la main vers la lune et dit à Robinson : « Écoute-moi. Est-ce que la **lune est le galet du ciel**, ou est-ce **ce petit galet** qui **est la lune du sable** ? » Et il éclata de rire, comme s'il savait d'avance que Robinson ne pourrait pas répondre à cette drôle de question. Puis il y eut une période de mauvais temps. Des nuages noirs s'amoncelèrent au-dessus de l'île, et bientôt la pluie se mit à crépiter sur les feuillages, à faire jaillir des milliards de petits champignons à la surface de la mer, à ruisseler sur les rochers. Vendredi et Robinson s'étaient abrités sous un arbre. Vendredi s'échappa soudain et s'exposa à la douche. Il renversait son visage en arrière et laissait l'eau couler sur ses joues. Il s'approcha de Robinson. « Regarde, lui dit-il, les choses sont tristes, elles pleurent. **Les arbres pleurent, les rochers pleurent, les nuages pleurent**, et moi, je pleure avec eux. Ouh, ouh, ouh ! **La pluie, c'est le grand chagrin de l'île** et de tout... » Robinson commençait à comprendre. Il acceptait peu à peu que les choses les plus éloignées les unes des autres — comme la lune et un galet, les larmes et la pluie — puissent se ressembler au point d'être confondues, et que les mots volent d'une chose à une autre, même si ça devait un peu embrouiller les idées.