Présentation | Futur antérieur
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> First version (finaliste Agora du design):
> [name=Tom Bucher] [time= Nov 25, 2019] [color=#ff4233]
> Second version (bourse de la Fondation des artistes):
> [name=Tom Bucher] [time= Apr 29, 2020] [color=#ff4233]
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> [name=Tom Bucher] [time= Feb 25, 2021] [color=#ff4233]
[TOC]
## Futur antérieur, la « destruction créatrice », une injonction économique moderne à considérer dans le champ des arts visuels en période de crise des ressources.
Chaque jour, nous générons 2,5 trillions d’octets de données. 90% des données stockées à l’échelle mondiale ont moins de deux ans.
Celles-ci proviennent d’*input* variés : capteurs climatiques, messages, images et vidéos publiées en ligne, géolocalisations, etc. Ces ensembles de données sont désignés sous le nom de Big Data, ensembles tellement grands qu’ils nécessitent de nouveaux outils pour les comprendre, en tirer du sens et les stocker. En 1997, Doug Laney décrivait les Big Data d’après le principe des « trois V » :
* volume de données de plus en plus massif ;
* variété de ces données qui peuvent être brutes,
* non structurées ou semi-structurées ;
* vélocité qui désigne le fait que ces données sont produites, récoltées et analysées en temps réel.
Face à ce phénomène, la création graphique et les arts plastiques passent souvent au second plan au profit de l’*utilisabilité* <sup>1</sup>. Les contenus sont soit disponibles sous forme brute, soit mis en page selon des impératifs techniques et suivant une vision du graphisme basée sur le fonctionnalisme de l’user experience.
Ces nouvelles problématiques et ces nouveaux enjeux impliquent de nouvelles méthodologies et de nouvelles collaborations. Que serait une mise en page conçue pour des contenus non encore connus et en perpétuelle évolution ? Comment archiver et hiérarchiser un contenu inconnu ? Comment stocker un contenu de plus en plus lourd et de plus en plus important dans un souci de sobriété numérique ? Dans ces conditions quels critères de mise en page et quels processus de graphisme adoptés ?
## Nouveaux usages, nouveaux outils
Fort de ce constat, nous avons créé une structure / outil [The Soft Machine](http://www.thesoftmachine.org/) ayant pour objet la création et la diffusion d’outils numériques dédiés à l’édition. Cette structure se propose de questionner les problématiques nouvelles engendrées par le Big Data en expérimentant, à partir d’un outil libre <sup>2</sup>, des mises en page en temps réel d’une masse de données, quelles qu’elles soient.
À travers un processus de mise en page préétabli (formats, marges, colonnes, gouttières, relations textes images, traitements des textes, traitements des images, typographies, paginations, etc.), il est possible d’automatiser les tâches répétitives de maquette, tout en expérimentant ses contraintes.
The Soft Machine propose d’associer graphistes et développeurs afin de confronter les possibles et de mettre en commun les savoir-faire de chacun. Ainsi par cette initiative nous souhaitons donner les moyens au designer graphique (initié ou non-initié au langage programmatique) de s’emparer des enjeux contemporains liés au Big Data (et plus largement à la transmission et la diffusion frénétique du savoir). L’objectif étant de concevoir, donc de maîtriser pleinement, l’outil de conception graphique, et ainsi de pouvoir l’augmenter et l’améliorer.
Les outils de mise en page traditionnels ont été conçus en fonction d’habitudes de lecture en double page dont les bases ont été posées en 1928.<sup>3</sup>
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**«J’appelle société conviviale une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes. Conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil.»<sup>4</sup>**
Pour faire un raccourci rapide, on observe donc que l’histoire de la transmission écrite passe des tablettes d’argile, au volumen ou rotulus, au codex puis au livre moderne et aujourd’hui revient en une sorte de rotulus numérique sans fin.
Les interfaces logiciels agissent sur la structure même de notre pensée et sur nos usages. Les outils formatent à la fois notre façon de voir le monde, mais brident aussi notre créativité. S’emparer de la conception (et de la réalisation) d’un outil, et repenser les usages que l’on en a, est un moyen de s’extraire de ce paradigme et ainsi de faire en apprenant. C’est aussi l’occasion de mettre les compétences des uns et des autres au service de nouveaux modes de cocréation, où la notion d’auteur n’est plus centrale car diluée dans le collectif.
Considérant que l’écriture est ce qui rend visible le langage, et que la structure invisible d’un texte (à savoir tout ce qui structure un texte et lui donne vie dans l’espace textuel 5) est ce qui rend matérielle l’immatérialité d’une pensée ou d’un savoir, le designer graphique a donc une grande responsabilité, au mieux incomprise au pire ignorée.
Il s’agit donc de questionner les outils de mise en page en prenant en compte les nouveaux usages de la lecture, les enjeux environnementaux, la multiplication des moyens d’accès à l’information – peu ou pas hiérarchisée –, et un patrimoine culturel de plus en plus important.
## Analyser
Dès 2015 nous avons entrepris l’analyse méthodique de divers types de supports imprimés existants, allant du journal quotidien jusqu’aux livres d’art, afin de mettre en lumière ce qu’on ne voit pas à première vue et qui structure et donne corps aux ouvrages imprimés.
Il est apparu nécessaire d’analyser et de questionner l’existant afin de délimiter les paramètres essentiels à la hiérarchisation, la gestion et la mise en page. Le phénomène n’est pas nouveau : à l’ère analogique, de nombreux contenus massifs ou fluctuants ont pu nécessiter, en leur temps, la mise au point de processus sur mesure pour être mis en page (dictionnaires, annuaires, documents administratifs, etc.). Ainsi nous avons initié la constitution d’une base de données rassemblant les critères permettant de créer la structure invisible de tout support imprimé (gouttières, colonnes, marges, taille des caractères…). Cette base de données regroupe tout ce que l’œil pressent mais ne voit pas. Cette analyse méthodique a donné lieu à des créations diverses, notamment des créations de caractères typographiques. À terme nous souhaiterions utiliser ce jeu de données pour générer des mises en page et le rendre accessible et publique. Pour cela nous avons encore plusieurs semaines de travail à effectuer.
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**« La connaissance est l’objet d’une compréhension par la pratique plutôt que comme l’acquisition d’une culture. » <sup>6</sup>**
## Expérimenter par l’action, ou l’expérience comme moteur de la recherche
À partir de notre outil libre il s’agira de développer un processus de graphisme fonctionnel permettant d’optimiser le stockage de vidéos, d’images, de textes et / ou de sons, de pouvoir les hiérarchiser, les archiver, et créer de nouveaux objets littéraires, graphiques ou plastiques… Le développement de cet outil s’accompagne de recherches et d’expérimentations autour de la soustraction, les différents processus de compression d’image (.jpeg, .png, .Mozjpeg…) de vidéos (H.265, MPEG 4, WEBP…)
Au vu de l’effervescence actuelle autour de l’open data nous avons déjà entamé des expérimentations prenant comme point de départ des bases de données comme celle de l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature) qui recense plus de 70 000 espèces animales menacées de disparition, en voie d’extinction ou éteintes, ou encore à partir de données météorologiques, ce qui a permis d’étudier et de tenter de mettre en lumière le passage de l’Holocène à l’Anthropocène.
Pour aller plus loin dans ces recherches, nous nous intéressons aux œuvres du domaine public – car non soumises à droit d’auteur, et donc libres d’être manipulées à dessein –, des œuvres de Kafka à celles de Stendhal en passant par le personnage de fiction « Popeye ». Pour cela nous expérimentons un domaine ardu de la programmation, le « Traitement automatique du langage naturel » (ou NLP), domaine à mi-chemin entre la linguistique et la programmation, aujourd’hui très utilisé pour des applications liées à l’intelligence artificielle. Nous souhaitons nous approprier ce domaine afin d’en détourner l’usage qui en est fait. À partir de l’immense corpus de textes, de visuels, de films, de sons tombés dans le domaine public nous chercherons à reproduire le processus à l’œuvre dans la formation de nos souvenirs. Hormis la recherche de solution durable pour archiver un contenu grandissant dans un espace qui s’amenuise, c’est aussi une manière de se réapproprier ce patrimoine culturel, de le charger différemment et de l’inscrire dans le contemporain.
## Détruire / Transmettre
L’idée nous est venue d’entamer la conception d’un programme, ayant pour objectif de soustraire, d’amoindrir en mots, lettres, images, sons tout type de contenu, afin de pouvoir continuer à stocker des œuvres, des informations, des films toujours plus nombreux… dans un espace qui, lui, s’amenuise, se rétrécit…
En somme adopter pour la conservation de nos archives le processus à l’œuvre dans la fabrication des souvenirs. Oublier une partie pour pouvoir continuer à stocker, à transmettre non dans les meilleures conditions mais dans les moins pires.
Prendre en charge un tel type de soustraction n’est pas sans soulever de nombreuses questions. Il est préférable que certains artistes prennent en charge et s’emparent de cette destruction annoncée plutôt que de se voir imposer par la technique une soustraction aléatoire.
Détruire / Transmettre… il faudra peut-être s’y résoudre.
Cette recherche s’inscrit dans un héritage culturel fort, passant par le travail de Jimmy Durham, et sa performance *Smashing,* celui de Brandon Ballengée et ses *Frameworks of Absence,* ou encore les protocoles de Jean-Baptiste Farkas que nous pourront tenter d’activer pour créer de nouvelles images, nouveaux mots, nouveaux sons ; et enfin, plus proche de la création graphique, le regretté Frédéric Teschner pour son travail sur les trames et le pixel interrogeant la matérialité des images numériques, qui aujourd’hui nous submergent.
Ainsi nous faisons le pari que la soustraction d’information, qu’elle soit textuelle, formelle ou numérique pourra voir émerger de nouvelles formes graphiques, permettra d’archiver et de hiérarchiser cette *Asphyxiante Culture*<sup>7</sup> en croissance exponentielle.
Tout comme la traduction qui est un acte de création, la soustraction et la compression peuvent être envisagées comme telle : ainsi nous tenterons d’apprivoiser les *glitch.*
Nous nous intéresserons à tous les moyens de diffusion à disposition : du contenu imprimé à la demande (en risographie) à la visualisation sur smartphone / écran. Ainsi nous nous poserons la question : comment reconsidérer la transmission du savoir grâce à des objets qui nous suivent partout et qui savent précisément où ils sont et dans quelle position ils se trouvent. Quel impact le stockage d’une information et son accès ont sur l’environnement et comment le diminuer ? Nous pourrons lier les données générées par un smartphone (et donc les habitudes de son possesseur) avec les processus graphiques de soustraction définis par nos soins afin de créer de nouveaux objets littéraires et ainsi renouveler nos habitudes de lecture à l’aune du contemporain.
Le groupe de recherche composé tout d’abord des membres fondateurs de l’association The Soft Machine pourra évoluer en fonction des rencontres et nécessités de la recherche.
## Conclusion
En conclusion, il apparaît nécessaire que le designer-auteur prenne position dans les problématiques engendrées par les limites qu’impose, et qu’imposera plus durement encore demain, notre environnement afin d’éviter la mathématisation simplificatrice du design que dictent les techniques depuis des décennies et la fin de la *friction* expérimentale<sup>8</sup>. De plus il est urgent de concevoir un cadre de transition de référence qui permettrait de guider nos actions vers une conception graphique plus responsable pour que continue plus sereinement la transmission du savoir.
Une fois l’outil conçu et développé, il s’agira de le mettre en œuvre, nous penserons un objet, évoquant les machines rétrofuturistes, permettant aux spectateurs d’activer le processus de formation des souvenirs – à savoir l’algorithme réalisé pour l’occasion – sur une œuvre ou un corpus d’œuvres visuelles, textuelles, vidéo ou sonores de son choix en puisant dans les archives d’une institution garante d’une masse de données importante (ex : Bibliothèque nationale de France, Bibliothèque Kandinsky, INA…) proposant ainsi aux spectateurs de ne pas rester simples spectateurs (subissant) mais de devenir acteurs (agissant) des données dont on nous abreuve. Cette œuvre permettra d’activer ou de réactiver des archives et ainsi de les valoriser de la meilleure des manières.
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**« Dans mon esprit il importait moins de maintenir le neuf que de renouveler l’ancien. Renouveler l’ancien consistait, pour moi qui étais jeune, à le faire mien […] »**
*Enfance berlinoise,* Walter Benjamin
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:::info
Note:
1. *L’utilisabilité,* ou encore aptitude à l’utilisation, est définie par la norme ISO 9241-11 comme « le degré selon lequel un produit peut être utilisé, par des utilisateurs identifiés, pour atteindre des buts définis avec efficacité, efficience et satisfaction, dans un contexte d’utilisation spécifié ».
2. Voir la distinction logiciel libre et *open source,* faite par Anthony Masure, dans *Le design des programmes, des façons de faire du numérique,* thèse dirigée par Pierre-Damien Huyghe, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2014
3. *Die Neue Typography,* Jan Tschishold
4. *La convivialité,* Ivan Illitch, Éditions du Seuil, 1973
5. *L’Espace littéraire,* Maurice Blanchot, Gallimard, Paris, 1955
6. *The culture of acquisition and the practice of understanding,* Jean Lave, Cambridge University
7. *Asphyxiante culture,* Jean Dubuffet, Éditions de Minuit, 1986
8. Anthony Masure, « Résister aux boîtes noires. Design et intelligences artificielles », conférence au colloque MCRIDD, Tunis, ISAMM, campus de la Manouba, 26–28 septembre 2018, [En ligne](http://www.anthonymasure.com/conferences/2018-09-isamm-design-ia-tunis)
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## :question: Questions connexes
Que gardons-nous ? – De quoi héritons-nous et que léguons-nous ? – Comment constituer un commun créatif et des méthodologies de co-conception ? – Comment le monde plat est rentré IRL ? – Documentation et hiérarchisation, un acte militant ? – Un tri sélectif raisonné, quels critères retenir ?
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## :thermometer: Thèmes
renoncement – soustraction – open source – copyright – droits d’auteur – technologie – limitation des ressources – archivage – stockage – processus du souvenir – restitution – support / surface – Art Orienté HyperObjet
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## :books: Bibliographie
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*An Essay on Typography,* Eric Gill, J. M. Dent, 1931
*Asphyxiante culture,* Jean Dubuffet, Éditions de Minuit, 1986
*Espèces d’espaces,* Georges Perec, Éditions Galilée, 1974
*Commun,* de Pierre Dardot et Christian Laval,
La Découverte, 2015
*De l’inframince. Brève histoire de l’imperceptible de Marcel Duchamp à nos jours,* Thierry Davila, Éditions du Regard, 2010
*Design et humanités numériques,* Anthony Masure, Éditions B42, 2017
*Die neue Typographie,* Jan Tschichold, 1928
*Duchamp Du signe, écrits,* Marcel Duchamp, Flammarion, 1975
*Faire art comme on fait société — Les Nouveaux commanditaires,* édité par Didier Debaise, Xavier Douroux, Christian Joschke, Anne Pontégnie, Katrin Solhdju, Les Presses du réel, 2013.
*Grid systems in graphic design,* Josef Müller-Brockmann, Niggli, 1981
*Hyperobjects: Philosophy and Ecology After the End of the World,* Timothy Morton, University of Minnesota Press, 2013
*La fin du travail,* Jérémy Rifkin, La Découverte, 1997
*L’âge du Faire. Hacking, travail, anarchie,* Michel Lallement, Le Seuil, 2015
*La part maudite,* Georges Bataille, Éditions de Minuit, 1967
*L’art dans l’indifférence de l’art,* Jean-Claude Moineau, PPT éditions, 2001
*Le détail en typographie : La lettre, l’interlettrage,
le mot, l’espacement, la ligne, l’interlignage, la colonne,* Jost Hochuli, Éditions B42, 2015
*L’écriture et la Différence,* Jacques Derrida, Seuil, 1967
*L’écriture sans écriture,* Kenneth Goldsmith, Jean Boîte Editions, 2018
*Le degré zéro de l’écriture,* Roland Barthes, Seuil, 1953
*Le trait : Une théorie de l’écriture,* Gerrit Noordzij, Ypsilon Editeur, 2010
*Les trois écritures. Langue, nombre, code,* Clarisse Herrenschmidt, Gallimard, 2007
*L’espace littéraire,* Maurice Blanchot, Gallimard, 1955
*Le spectateur émancipé,* Jacques Rancière, La fabrique, 2008
*Le vertige du funambule : Le design graphique entre économie et morale,* Annick Lantenois, Éditions B42, 2013
*L’œuvre ouverte,* Umberto Ecco, Points, 2015
*Mauvais temps. Anthropocène et numérisation du monde,* Gérard Dubey et Pierre de Jouvancourt, Éditions dehors, 2018
*Maintenant,* Comité invisible, La Fabrique, 2017
*Max Bill / Jan Tschichold, La querelle typographique des modernes,* Hans-Rudolf Bosshard, Jost Hochuli, Éditions B42, 2014
*Pendant la lecture,* Gerard Unger, Éditions B42, 2015
*Petite philosophie du design,* Vilém Flusser, Circé, 2002
*Post-digital print, La mutation de l’édition depuis 1894,* Alessandro Ludovico, Éditions B42, 2016
*Sociétés, services, utilités : A quoi tient le design,* Pierre-Damien Huyghe, De l’incidence éditeur, 2018
*Traité de l’efficacité,* François Jullien, Le Livre de Poche, 2002
*Typography: A manual of design,* Emil Ruder, Niggli, 1967
*Un manifeste de moins,* Gilles Deleuze, Éditions du Regard, 1979
*Vertige de la liste,* François Jullien, Le Livre de Poche, 2002